Soap

Comment un lieu peut-il avoir un nom aussi dénué de symbolique ? Celui qui l'avait baptisé avait du penser que la purée de pois qui baigne l'endroit l'essentiel de l'année méritait qu'on lui rende ce modeste hommage.

Matin chagrin, la pluie délave les carreaux du vieux pavillon de thé et la végétation a des allures équatoriales, abondamment abreuvée, verdoyante à souhait et livrée à elle-même. Le thé refroidit et quelqu'un joue du violon quelque part là-dehors; quelle drôle d'idée par ce temps ...

Orage, ciel de plomb et rafales venteuses : je ressens un frémissement, une pointe de jubilation intérieure devant ce déchaînement de la nature qui anime la monotonie du paysage. Je m'imagine ailleurs, plus loin, réfugié dans un sanctuaire naturel du lointain orient, goûtant aux délices d'un thé de jasmin avant de courrir à nouveau la lande, en aventurier et explorateur.

Alors que je divague entre mélancolie et sourde excitation, une jeune femme mouillée de pied en cap, moulée agréablement dans sa robe jaune, des mèches de ses longs cheveux blonds collées au visage, fait irruption dans mon sanctuaire armée d'un archet et d'un violon ...

Me prenant de court, elle se laisse choir dans un des fauteuils de rotin blanc et dépose son violon humide contre la nappe de licra. D'une voix douce et posée elle s'adresse alors à moi, me fixant avec intensité de son regard émeraude triste.

- Je ne pensais pas que quelqu'un pouvait encore venir ici ... j'aime la pluie mais j'avais froid, j'espère ne pas vous importuner ...

Décontenancé par la soudaineté de l'apparition, je saisis un peu maladroitement la théière et avance une tasse vers elle.

- Je ne pensais pas non plus venir ici ... et encore moins y voir se matérialiser une créature chimérique. Vous voulez du thé ?

Un léger sourire reconnaissant, sa main frissonante se tend vers le breuvage trop infusé et tiède.

- Merci ... (une grimace puis un nouveau sourire) j'arrive un peu tard pour le thé on dirait.

Un nouveau frisson, je tends la main vers une vieille couverture callée dans mon dos.

- Prenez ça, elle est un peu poussiéreuse; aussi chimérique que vous puissiez être, vous n'êtes visiblement pas à l'abri d'un mauvais rhume. Je peux refaire du thé si vous voulez, la maison n'est pas trop loin ...

- Je vous remercie mais je me sentirais coupable de vous chasser sous ces trombes d'eau. Et puis je ne veux pas vous déranger longtemps, j'avais l'habitude de venir ici pour discuter avec miss Lojsik mais depuis qu'elle est décédée je  n'y viens plus que les jours d'orage. Vous devez être un parent ...

Une image fugitive de la vieille dame assise dans son pavillon, avec ses livres et sa théière, sur sa chaise à bascule ...

- Son petit fils oui, bien que je ne l'aie vu que dans mon enfance. Après cela la vie m'a pris dans ses rets et j'ai toujours repoussé mon retour ici. Finalement son notaire m'a appelé et ...

- N'en dites pas plus, sinon je vais vous raconter ma vie et nous allons glisser dans la banalité des rencontres fortuites qui perdent leur mystère ...

Interloqué je bafouille ...

- Euh ... d'accord ... mais que pourrais-je vous dire d'exceptionnel dans un lieu nommé "Soap" ?

Un sourire malicieux

- Eh bien vous n'avez qu'à continuer à voir en moi une chimère en vous persuadant qu'à l'issue de notre conversation je m'évanouirais pour toujours ...

Un joli sourire sans compter le trouble des vêtements collants au corps ... une chimère plaisante ... je me sens un peu intimidé.

- Vous voulez bien jouer ? Du violon je veux dire ... vous jouez bien, je me suis senti partir loin ...

Ses mains se saisissent du violon

- Mais si je joue vous m'emmenez là où vous allez ?

Etrange jeune femme ...

- Je vous raconte ?

Ses doigts se saisissent de l'archet qui glisse délicatement sur les cordes.

- S'il vous plaît, j'aimerais que nous partions, une chimère et un rêveur, le temps d'un orage ...

Mon esprit s'imprègne peu à peu de la musique et tandis que les éclairs fusent au-dehors, le paysage s'éclipse et de nouvelles contrées se dessinent devant moi; une demoiselle en robe ensoleillée marche à mon côté ...