Quelle exquise sensation !

Les massifs des naglalias en fleur distillant leurs fragrances enivrantes, la chaude lueur rosée de l'astre d'Imô baignant le lit des écluses d'Onô et les grandes demeures en cône qui les bordent, fondues dans une luxurieuse végétation. L'heure est matinale et les âmes qui font commerce du passage de nombreuses embarcations astreintes à s'attarder dans cette contrée isolée, étendent déjà leurs étals généreusement garnis au long de la rive.

En temps de paix les gestes des âmes simples dans leur labeur quotidien sont très semblables d'un monde à l'autre : ils forment un rituel immuable, harmonieux qui semble pouvoir durer indéfiniment si aucune contingence extérieure n'y apporte le trouble. J'aime m'abîmer dans la contemplation de ce spectacle apaisant ...

Pourtant, chaque peuple abrite en son sein le germe de l'accident, cette toute petite pousse de discorde, d'exception, d'innovation, d'envie, d'avidité ... qui enracine l'être vivant dans une histoire, un cycle de réalisations et dégradations simultanées; la paix est relative, l'instant présent lui-même n'est qu'une façade de mécanismes latents, sous-jacents qui ouvrent l'avenir à un vaste champs de possibilités, à partir du réseau complexe des conditionnements du passé. S'illusionner dans cette image paisible, s'y laisser bercer est la tentation éternelle du bien-être : se rendre amnésique et aveugle en ignorant qu'hier et demain n'appartiennent que très partiellement à notre seul pouvoir et espèrer qu'on ne se réveillera pas de notre insouciance volontaire.

Un maître Fhûn m'a autrefois expliqué que le secret de leurs arts martiaux résidait dans une notion antique de Chi, une sorte d'équilibre des énergies résiduelles du corps, concentrées sur le point de gravité du mouvement. Un assassin Fhûn apprend à déplacer le centre de gravité de son mouvement de telle façon à libérer toute la tension naturelle de ses muscles dans les coups portés à l'adversaire, leur conférant par là-même une redoutable puissance. Si vous considérez les sociétés comme autant d'organismes vivants avec leurs propres organes nerveux, articulatoires, leurs tissus et fluides, vous trouverez de troublantes analogies : la nécrose d'un membre du système condamne toute une société à terme si elle n'est pas résorbée par exemple.

Aujourd'hui j'ai en face de moi une société paisible, saine d'apparence, habillée d'aisance, souriante et accueillante et pourtant elle dissimule en elle maints complexes, blessures, frustrations et névroses qui n'attendent qu'un stimuli suffisamment puissant ou prolongé pour s'exprimer avec une violence inouïe. Chez les Fhûn, le Chi est le point de force mais également de faiblesse : si vous frappez un assassin de la fratrie à ce point précis, il perdra tous ses moyens instantanément. De même, si tout ce corps social stimulé à l'extrême est frappé à l'endroit précis où se canalise sa tension, il se disloquera, la rage cédant à l'angoisse ou l'effroi et à la panique.

A Emetreane, l'opulente cité des marchands d'Uane, les legislateurs avaient augmenté les taxes sur les exportations afin de profiter des juteuses transactions de ces premiers sur les autres continents; cette mesure très impopulaire fit naître peu à peu des tensions dans toutes les franges de la population et lorsque le fils d'un magnat des étoffes fut mis aux fers pour avoir insulté la Législature, on vit quelques heures plus tard une foule immense converger avec force piques et fourches vers la Haute Magistrature; aujourd'hui Emetreane n'est plus que l'ombre d'elle-même, ne s'étant jamais remise du vaste incendie qui la réduisit alors en cendres. Ce jour-là le Chi de la société marchande d'Uane s'était entièrement trouvé concentré sur le fils insolent, il avait canalisé toute la frustration d'un peuple dans une unique mouvement de fureur, puissant et dévastateur.

De fil en aiguille il va se produire ici un phénomène similaire mais de moindre ampleur et il peut mener de la simple rixe à l'incident diplomatique selon l'importance des facteurs qui entrent en jeu. En l'occurence, dans la troisième écluse mouille un navire à bord duquel la nièce du Divarque d'Onôm effectue un voyage discret en vue d'acheter le silence des contrebandiers d'Ashâo qui revendent aux nobles de la Divarchie les produits des pillages du Grand Sud Onômite. Et d'autre part, l'endroit abrite un certain nombre d'espions onômites dont l'attention endormie par le calme jovial de la journée se réveillera aussitôt qu'une infime onde de trouble se répandra dans la foule jusqu'à eux.

J'aime ce moment d'incertitude, où mon adrénaline monte tandis que tous mes sens évaluent et analysent afin de déceler le point précis de tension, pour ne plus le perdre ensuite dans le flou et la rapidité des évènements. Il suffit d'une fraction d'inattention, d'une négligence d'un infime détail et la situation échappe à tout contrôle.

Je suis un alchimiste de l'histoire qui manie des solutions très instables et dangereuses pour obtenir un produit unique, idéal que seuls les plus puissants peuvent s'offrir : le contrôle de l'avenir, le souffle d'Alamûth ...

Que j'aime le parfum des naglalias, il sent la vie; l'avenir a un bel écrin aujourd'hui ...