La nuit est retombée sur les écluses et le fourmillement chaleureux de la journée a laissé place aux fraîcheurs nocturnes : sur le pont des navires retenus jusqu'au matin, les uns sommeillent, les autres festoient au son des flûtes onômites, au pas des danseurs du Grand Sud ...

La nuit souligne les contrastes et gomme les détails, les vices et les émotions ressortent, dissimulés dans le manteau de la nuit, les coeurs s'ouvrent, persuadés de n'être entendus que par ceux à qui ils se confient et les corps se livrent à leurs pulsions, passions oublieuses du lendemain, isolées de la raison par la densité de l'obscurité.

Lorsque la lumière décline, l'histoire se fait silencieuse et rampe sous les fenêtres endormies, sournoise et comploteuse; il n'y a guère qu'un cri qui puisse la révéler : mais à ce moment là il est déjà trop tard pour agir, tout est joué, les imaginations prises au dépourvues se livrent à l'appréhension du pire et la panique est un fléau qui frappe aveuglement le coeur des foyers, dévastateur, avant-garde impitoyable du danger lui-même ...

La nuit est ma confidente, elle offre aux artistes un sanctuaire où séduire la muse, elle est aussi l'ennemie mortelle des Enfants d'Alamûth, elle les rend aveugles aux acrobaties de l'histoire, obligés de se fier à leur seule intuition et leurs sensations déformées et trompeuses. J'aime autant la nuit que je la redoute, intrigante et courtisane, sans cesse à l'affût d'une faiblesse pour me posséder ...

J'écoute ... sur le qui-vive après les évènements de la journée, conscient que l'histoire ne s'arrête jamais à une tentative pour transformer son cours tranquille en flots déchaînés et destructeurs. Tout semble calme, les bêtes grognent, feulent, se chamaillent au loin ou dans les arrières cours, les seuls bruits qui se découpent sont les râles des amants et les rires ennivrés sur des mélodies exotiques qui elles-mêmes s'adoucissent tandis que l'heure avance. L'heure du crime, celle où les serpents sortent de leurs paniers et les dagues de leurs fourreaux ...

Tandis que mes sens veillent, mes souvenirs s'égarent vers une nuit semblable, si lointaine, insouciante, où ma jeunesse s'endormait dans les draps nuptiaux, comblée ... et puis son hurlement a retenti dans la nuit de ma mémoire : l'histoire m'avait rattrapé avec cette violence qui la caractérise lorsqu'elle fait payer le prix de son aveuglement à l'amour. Cette nuit-là Alamûth m'a donné sa première leçon, la plus douloureuse : ne jamais oublier que l'histoire attend sur le seuil et qu'il suffit d'un courant d'air pour qu'elle s'invite dans nos demeures.

Mon corps tout entier me rappelle soudain à la réalité : le vent a tourné, les bêtes se sont tues; seuls les hommes, dont les instincts naturels s'atrophient avec la civilisation, continuent d'agiter la nuit de leurs humeurs festives. Le souffle d'Alamûth m'entoure, puissant, et pourtant la situation semble si insolite que mon esprit alerté se refuse encore à y croire. Je ferme les yeux, j'écoute de tout mon être, j'inspire à pleins poumons, analysant chaque parcelle de sensation pour saisir cette infime altération du temps et de l'espace sur laquelle l'intuition s'accroche pour se précipiter jusqu'à la vérité et désamorcer l'incompréhension ...

Une très légère odeur épicée flotte dans l'air plus frais, une rumeur à peine perceptible va et vient à travers les sifflements du vent entre les pierres; quelque part en moi, naît l'appréhension et avec elle un soupçon encore trop flou pour que je parvienne à le cerner; je pense à ma mère ... à sa servante sidîte qui me prenait dans ses bras et me berçait de sa voix chaude en langage interdit ... les rites secrets qu'elle faisait sous les feuillages épais des hysrès sans soupçonner que mes yeux d'enfants l'observaient à l'abri d'un bosquet ... le vent qui se levait alors, glacé, sur les hysrèseries ...

Des sidîtes ! Sur ce mônde c'était inconcevable : j'étais bien loin du mien et les mots de passage étaient trop nombreux pour qu'ils les aient prononcés dans l'ordre voulu pour parvenir ici. Un hasard alors ? Cela faisait trop de hasards pour être plausible et seuls les Enfants d'Alamûth connaissaient le secret pour ordonner les mots de passage et ouvrir les voies des Môndes Innomés.

Les interactions entre les môndes sont une catastrophe : chaque mônde possède ses cultures, ses peuples, ses faunes et flores, son atmosphère, une sorte d'équilibre des éléments selon une logique qui s'est forgée au cours du temps, naturellement, jour après jour, et si un élément étranger s'y introduit soudainement tout cet équilibre se fragilise et rend l'histoire fébrile, nerveuse, à la portée de n'importe quel stimulus.

Je devais trouver le point de tension des évènements à tous prix avant que l'irréparable n'ait lieu, même si les doutes innombrables qui m'assaillaient ne me permettaient pas de cerner une logique suffisamment limpide du moment présent. Cette fois-ci une diversion ne suffirait pas, il fallait frapper fort et vite avant que tout ne s'embrase ...

"Suis le vent et tu trouveras la source du temps" dit un proverbe Alamûth