Avant-propos: j'avais envie de commencer une fiction qui s'aventure sur les frontières de l'entendement humain et explore ses limites.

Il était tôt, le ciel était sang et l'herbe grasse et verte. Le vent froid soufflait fort, un parfum d'herbes sèches mêlé de rosée flottait dans l'air du matin ...

Il se tenait droit et fier au haut d'une crête aux abords doux et plongeait son regard dans le vallon.

Il avait cheminé la nuit durant et son corps, pourtant résistant, accusait la fatigue d'une marche forcée. Cependant dans son regard luisait une forte impatience, il avait atteint son but.

Là en bas le vallon s'encaissait pour nicher en son sein un petit cours d'eau rapide et tortueux qui se perdait entre les hautes herbes. Et un peu en amont, se tenaient, sur une pierre plate surplombante, trois hommes de haute stature, le corps vétu d'un seul pagne de toile grasse; immobiles et les cheveux ramenés en tresse longue dans leur dos, ils ne semblaient pas subir les morsures de la fraîcheur matinale qui pourtant parcourait de frissons le dos de notre observateur enveloppé dans un épais manteau de fourrure blanche. Ils regardaient vers le soleil levant de leur orbites aveugles et laissaient celui-ci dessiner des couleurs vives sur les reliefs de leurs membres décharnés. Leurs  bras reposaient bien droits au long de leur hanches et à leur pied gisait une femme dénudée elle aussi, lovée sur elle-même en foetus et dont les formes rondes et charnues épousaient le roc dur et froid. Sa chevelure ne laissait voir ses traits tandis que son corps ne donnait signe apparent de vie.

Leurs peaux fortement halées prenaient des tons cuivre au regard écarlate de l'astre solaire et notre observateur parut un moment saisi par la scène insolite avant de reprendre son chemin au long de la pente, un peu en aval du replat rocheux.

Doucement il s'agenouille au milieu des roseaux et glisse la main en un geste très lent dans les replis de son manteau pour en retirer un étui de cuir dur aussi large qu'une pièce de monnaie et long que son avant-bras. Toujours avec cette même lenteur, gardant un oeil anxieux sur les silhouettes qui se découpent maintenant sur un ciel pastel au dessus de lui, il décapuchone l'étui puis en fait glisser trois baguettes d'ivoire gravées de nombreux pictogrammes anciens. S'asseyant dans une cuvette au bord du ruisseau il plante consciensieusement les trois baguettes en ligne droite dans le grès humide du rivage avant de fermer les yeux, raidir le buste puis devenir parfaitement immobile.

Dans son esprit il visualise la scène, chaque détail repéré méthodiquement auparavant, toutes ces petites choses que des années d'enseignement lui ont appris à déceler dans son environnement et à répertorier minutieusement dans sa mémoire, avant d'en restituer un tableau fidèle dans ses pensées lorsque ses yeux quittent la scène pour se tourner vers l'intérieur.

Le ruisseau et ses détours, les endroits où il ressort d'entre la flore riche pour cheminer plus paisiblement sur son lit de galets. le vallon qui se perd en descente progressive vers les grandes plaines, les pics rocheux qui se découpent au delà des collines environnantes. Le vent qui s'engouffre entre les roches et émet un sifflement sourd par endroits, le ciel vierge et immense, encore teinté du bleu profond de la nuit que délavent les premières lueurs chaudes de la journée. Et les mamifères sortis de l'hibernation qui joignent leurs cris ponctuels et perçants au coulis bruissant de l'onde emportée par le dénivelé de la pente. Tous les éléments sont là : la terre rouge ferrugineuse et les grands blocs ardoisés qui y gisent, l'eau qui la  parcourre et imprègne chaque corps vivant, l'air glacé qui s'infiltre dans tous les interstices et enfin le feu majestueux qui dissipe les dernières brumes de la nuit et trône en son royaume céleste.

Il se sait dans leur sanctuaire, ici leur esprit communie avec chaque infime parcelle d'espace, chaque atome est présent à leurs consciences et ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils ne déduisent sa présence de tout ce que chacun de ses souffles et de ses gestes a modifié à leur environnement. Et alors il n'aura d'autre refuge que de s'enfoncer profondément à l'intérieur de lui-même, au fur et à mesure que leurs esprits le mettront à nu et éplucherons ses écorces une à une jusqu'à atteindre la sève de son existence ...

Ses doigts effleurent les baguettes tandis que son esprit commence son long voyage introspectif pour fuir l'inexorable traque qui s'est engagé à compter de l'instant où les baguettes se sont plantés en terre ...