Des heures et des heures qu'il tournait en rond, en proie à l'angoisse la plus totale, indécis de son sort, ignorant de l'identité de ses ravisseurs. La pièce était étroite, circulaire, ses voûtes se rejoignaient en ogives gothiques et seuls quelques fines meurtrières laissaient entrer la lumière vives du jour ...

Le silence seulement troublé par la lointaine et indistincte harmonie d'un orgue. Pas de porte, pas de joints plus larges que d'autres, pas d'ouverture ni au sol ni au-dessus, comme s'il avait été emmuré ici.

Il ne parvenait pas à se remémorer le moment où il avait pu se retrouvé enlevé. Il se souvenait seulement d'avoir vécu une soirée d'encre, partagée entre désespoir et boisson, comme souvent depuis quelques années de vide, d'ennui, d'insignifiance et de solitude. Il avait  du encore s'affaler sur quelques feuillets d'une écriture amère et fade; il avait le sentiment de n'écrire plus que sa souffrance avec toujours les mêmes mots arrangés seulement dans un ordre différent ...

Il fut tiré de ses réflexions par une voix douce, féminine, neutre et omniprésente par son écho sur les voûtes.

- Malusiev Inovien, je vous observe depuis quelques heures que vous êtes là et je constate que vous avez consacré bien peu de temps à vous trouver une opportunité d'issue éventuelle, soumis à l'idée qu'en apparence il n'y en avait pas. Vous êtes indéniablement un sujet défaitiste et résigné.
 
- Qui êtes-vous ?

- Peu importe qui je suis, il s'agit de vous pour l'heure, de vous seul Inovien le mal-aimé. J'ai pu lire tous vos écrits qui jonchaient négligemment le sol de votre nauséabonde et insalubre demeure. J'y ai lu un homme imbu de sa plume, vautré dans sa fatuité, conscient de son talent mais incapable de le mettre au service d'autre chose que d'une paresse à demi-avouée. Vous vous lamentez sans fin dans votre encrier, persuadé qu'en maudissant tout le firmament vous finirez bien par être foudroyé et reconnu martyr après coup. Vous espérez secrètement que l'existence vous afflige assez pour qu'on vous plaigne et qu'on vous prenne en compassion, que vous n'ayez plus à rien prouver votre capacité à endurer la douleur. Mais pensez-vous qu'à vous avoir autant vu gémir et plaindre, on vous prendra encore en pitié ? Non Inovien, aucune admiration ne sera là pour apprécier le courage avec lequel vous vous accrochez à votre bout d'existence passive; vous ne serez qu'un misérable à l'agonie, oublié de tous ceux que vous aurez patiemment blasé auparavant.

- Mais ...

- Laissez moi continuer Inovien, je ne veux pas entendre vos fallacieuses excuses dont vous faites une crême dans vos écrits auto-appitoyés. Vos enfances solitaires, vos amours déçus et votre incapacité chronique à trouver le bonheur je les ai assez lus et je n'en ai cure. Je n'ai pas non plus envie de vous entendre trouver des excuses dans votre associabilité innée, dans votre faiblesse de nature et votre hyper-sensibilité vulnérable. Vous avez pris tellement l'habitude de les brandir en avant comme un passe-droit que vos cernes et votre teint blafard eux-mêmes s'en sont fait le reflet. Je sais ce que vous êtes, vous êtes un homme qui aime souffrir et qui aime que cela se voie et se sente, espérant y trouver dans le regard des autres le relief qu'il ne parvient pas à donner à son propre quotidien. Vous un lâche, un pleutre qui se complaît dans une fausse misanthropie mais qui suce goulûment toute présence ou affection qui lui est consacrée; la souffrance qui vous sert de devanture n'est qu'un masque à votre profond egocentrisme : vous avez volontairement décidé de vous retirer en vous-même pour ne pas devoir vous assumer au regard des autres. Vous vous enfermez derrière d'épaisses tentures, vous créez les ambiances de vos malaises et une fois assûré d'avoir creusé le gouffre, vous vous y laissez choir.

- Arrêtez, ce n'est pas ...

- Ce n'est pas vrai Inovien ? Comment allez-vous vous défendre ? En vous jetant au sol en larmes avec force cris et désespoir pour le simple soulagement de ressentir autre chose que le vide dont vous avez meublé patiemment votre intérieur ? Mordez toute la poussière que vous voudrez, déchirez vous les poings sur les pierres, plaignez votre triste sort tant que vous le souhaiterez, j'attendrais simplement que vous cessiez votre comédie. Vous êtes un homme intelligent, imaginatif, doué et lucide, vous savez très bien que je vous ai amené au pied du mur, qu'ici il n'y a rien que vous et que je ne suis pas aussi dupe que tous ceux à qui vous donnez un rôle dans votre grande tragédie. Je sais pertinnement qu'à force de ne pas savoir tenir un rôle qui vous serait propre vous passez votre temps à en distribuer aux autres; vous êtes un manipulateur par défaut : vous jouissez intérieurement à chaque fois qu'on partage votre malheur, qu'on lui donne assez de substance pour vous en persuader vous-même. Mais vous avez constaté par vous-même qu'à ce petit jeu il n'y a que les simples d'esprits qui ne se lassent pas de vous croire. Mais vous n'avez pas besoin que ceux-là vous portent intérêt, c'est de la compassion des grands esprits que vous tirez jouissance, lorsqu'à renfort d'artifices vous les faites glisser d'une main dans l'autre. Et lorsque ceux-là se lassent et finissent par vous percer à jour et qu'ils vous retournent à vos lamentations en vous laissant croupir dans votre éternelle solitude, vous tenez un nouvel argument à votre grand argumentaire sur l'injustice, la trahison et l'abandon. C'est un savant manège mais vous n'êtes pas le seul à l'avoir trouvé, c'est là le refuge de tous les esprits paresseux de vivre. Seulement vous faites partie de ceux qui ont le privilège d'avoir une riche imagination pour peaufiner le cercle vicieux.

- ...

- Maintenant dites-moi, à force de fuir toute opportunité de vie en suppliant qu'on vous laisse à votre solitaire souffrance d'incompris, que voulez-vous que je fasse ? Vous qui avez su savamment décevoir ou repousser toute les approches affectives dans le même temps où vous vous retranchiez à votre sinistre pupitre dans l'air confiné et fétide de votre chambre close pour décrire votre insoutenable et ingrate condition de mal-aimé, oui dites-moi si je ne devrais pas vous abandonner ici à la satisfaction de disparaître en martyr ?

- Non, ne faites pas ça ...

- Reprenez-vous Inovien, et réflechissez à ce que je viens de vous dire : pensez-vous que je vous laisserais la moindre chance alors que vous persistez dans votre attitude suppliante ? Vous valez bien plus que cela croyez-moi. Vous avez deux mains et l'envie de vivre malgré tout ce que vous avez pu démontrer jusqu'à présent : utilisez-les pour creuser, gratter, fouiller, ébranler et vous devriez vous en sortir; je ne vous offre pas la vie, je vous rend sa responsabilité, tâchez de vous en souvenir et de repenser à l'avenir à vos ongles en sang, la faim au ventre la salive imprégnée de sueur et de terre. Moi je vous aime Inovien, pas tel que vous avez été mais tel que vous pourriez être, c'est cet homme là que j'espère rencontrer un jour ...