Ce matin l'aube était grise et glaciale, seul le feu crépitant des barricades dressées devant l'usine insufflait un brin de chaleur à la quarantaine d'hommes assis en cercle tout autour.

Gérard, 48 ans, trois enfants et marié, la figure mangée par une barbe épaisse, le bonnet de laine vissé sur sa tête massive, emmitouflé dans une doudoune duveteuse, est celui qui a lancé le mouvement de blocage de l'usine. C'est la troisième fois en 15 ans qu'il bloque son usine pour "forcer le dialogue social".

Les hommes se réchauffent tant bien que mal avec du café que les gens du patelin voisin leur ont apporté. Discrètement, ils sont nombreux à être passés les voir, chaque jour, leur apporter de la chaleur humaine et les assurer de leur soutien. Hier la presse est venue à l'aube, elle n'a vu que la quarantaine d'hommes et pas les dizaines qui sont passés les relayer ou les renforcer durant les journées. C'est toujours comme ça : le champ de la caméra coupe la réalité au scalpel et n'en restitue qu'une vision très réductrice.

Le jour se lève, sur la route les gyrophares donnent le signal redouté : le dialogue n'aura pas lieu ... Gérard se lève , frotte ses deux mains, prend le mégaphone, soupire, se racle la gorge pour se donner de la voix et s'adresse aux autres :

- Les gars, ce qui se passe ici ne se passe pas que chez nous, ça se passe à l'usine d'à côté, ça se passe sur des dizaines de lieux en grève. Depuis des jours on ne montre que le feu et les jets de bouteille pour résumer un mouvement de lutte à un coup de force d'une minorité qui prendrait le pays en otage. Mais c'est nous qui sommes les otages d'une politique qu'on voulait pas et qu'on subit chaque jour : on jette le fric par les fenêtres et après on vient dire qu'on doit licencier la moitié de nos copains parce que ya des restrictions budgétaires. On vient nous dire que comme ya plus d'argent, faut bosser plus longtemps mais regardez les mecs qui sont au turbin et qui ont détruit leur dos, qui sont usés jusqu'à la moelle d'avoir bossé dur sans trop de repos pour mériter leur retraite. Ceux-là on va leur dire de rempiler ?

On nous dit qu'on est une minorité qui râle. Mais vous savez pourquoi ? ¨Parce qu'il y a une partie du monde du travail qui n'est plus syndiquée, qu'il y a des tas de gens qu'on a formaté à penser en écho à leur boîte, comme s'ils étaient des extensions de la maison-mère à qui ils doivent fidélité et rentabilité. La vérité c'est qu'on jette autant de gens chez eux que chez nous mais que chez eux ça se ressent moins parce qu'on les a éclaté en milliers d'atomes, de particules qu'on soustrait et additionne à l'envi. Et le jour où ils se retrouvent sur le pas de la porte, ils comprennent toute la douleur de leurs illusions. Moi je leur jette pas la pierre même si j'en ai gros sur le coeur quand je les entend dire aux caméras qu'ils sont excédés de pas pouvoir prendre leur train et leur voiture à cause de moi. Alors que moi je me bats pour leurs vieux jours, pour que leurs enfants bossent pas plus longtemps qu'eux, pour que l'avenir ça soit pas plus de boulot pour pas gagner plus. Mais faut pas baisser les bras, parce que dans 50 ans nos enfants seront là et défendrons ce qu'on aura réussi à leur aménager et qu'en face il y aura toujours la mauvaise foi, les intérêts des puissants et la rancœur des egocentriques pour répondre la même chose que nos grands-pères ont entendu quand ils ont décroché les acquis que nous défendons. Et faut pas oublier qu'à l'époque le niveau de vie était bien plus bas alors qu'aujourd'hui on veut nous faire croire que ces mêmes acquis ne pourraient pas s'assumer. Des prunes ! Avec un travail collectif où on s'écoute et on s'entraide on peut tout !!

Bon et maintenant on va tous se coucher par terre et attendre qu'on nous débarrasse et on reviendra demain à l'aube, puis après-demain, jusqu'à ce qu'on nous écoute !

Les hommes applaudissent, commencent à s'allonger, quand soudain les tirs retentissent, les lacrymos pleuvent, la lutte est en larmes, des larmes de colère qui viennent grossier le flot furieux de toutes celles qui s'accumulent derrière une société excédée qui attend son heure.

A tous ces hommes et femmes courageux qui tiennent des piquets de grève et font valoir le droit le plus fondamental qu'à le travailleur qui considère qu'on ne l'écoute pas. A tous ceux qu'on a réquisitionnés sous peine de 5 ans de prison et qu'on aura humilié en leur disant que la démocratie c'était être élu pour ne pas écouter la rue, les syndicats et les cortèges de mécontents qui défilent durant des semaines. A quel moment des politiques que moins de 50 % de la population a élu ont-ils pu concevoir l'idée orgueilleuse qu'ils pouvaient ignorer la partie de la population qui ne s'est pas exprimé en leur faveur ?

Solidarité !