L'après-midi est pluvieux, je suis coupé du monde par le bruit des gouttes qui martèlent les vitres au-dehors. Coupé de ma routine aussi avec les vacances : autre rythme, je vois moins les gens que j'ai l'habitude de voir, mademoiselle est en séjour. Je suis à la maison. C'est une solitude que j'ai toujours aimé, parce qu'elle retisse autour de moi mon cocon d'intimité où je peux déployer pleinement mes sentiments et mes pensées sans qu'ils soient questionnés ou distraits par quoi que ce soit.

Je viens de regarder le film "A Man from Earth", un film en huis clos qui fait ressentir et penser à la fois. L'histoire d'un homme qui vit depuis 14 000 ans et qui change de vie tous les 10 ans, pour que personne ne se rende compte qu'il ne vieillit pas. Professeur de faculté, il décide de dire la vérité à ses collègues et amis, tous érudits de leurs disciplines. Modeste, empreint par une vie longue et remplie, il va déconstruire tous les a priori que chacun a sur l'immortalité. Ses souvenirs sont parcellaires, souvent trop pris dans un contexte donné à un endroit donné pour pouvoir reconstituer l'immense somme de vécu et de connaissances de l'histoire humaine. Il n'est qu'un homme qui a traversé l'histoire et en a vécu des bribes, certaines au coeur de cette histoire, d'autres perdues dans l'infinité des vies laborieuses dont on a pas gardé le souvenir.

Le film explore plusieurs questions fondamentales de notre existence de façon simple, sans fioritures et grandes envolées, au travers de la vision d'un seul homme riche de milliers de siècles d'étude et de vécu.

La question de la vérité historique sur laquelle se disputent les historiens, à partir des indices parfois sibyllins que sont les vestiges archéologiques. Même celui qui l'a vécu ne détient pas la vérité, juste la sienne, subjective. Même pour l'histoire récente il restera toujours des zones d'ombres là où les témoignages divergent.

La question religieuse : peut-on croire quand on a vécu 14 000 ans, connu la naissance des religions, la réalité de leurs emblèmes et la déconstruction progressive de ses ignorances ? Peut-on vénérer des figures spirituelles quand on les a côtoyées comme hommes de chair et de sang, qu'on a été l'un d'eux déifié par méprise et méconnaissance et qui quelques siècles plus tard est devenu l'abstraction d'un mythe ?

La question de la mort : a-t-on peur de la mort quand on a vécu tant de millénaires avec les maladies, les blessures, les épidémies et la disparition progressive de tous ceux qu'on a connu, innombrables ? Mais un homme reste un homme, même avec quelques milliers d'années et toujours les mêmes inconnues face à l'univers. C'est juste la vision de la mort qui s'enrichit et qui se relativise mais son issue reste la même : notre disparition possible en tant qu'être pensant, vivant et ressentant, l'abstraction de ce qui fait le "je suis".

La question de l'amour : peut-on encore aimer après avoir connu mille amours et mille pertes, cent mariages, divorces, ruptures, déceptions ? Ose-t-on encore aimer et en est-on même encore capable ? Mais là encore l'homme reste homme après dix mille ans, s'il veut vivre, il peut aimer, il s'attache, se lie, parce que c'est l'essence du ciment social, sinon il n'est plus qu'une coquille vide, éviscérée de ses sentiments.

La question de la biologie et de la science : un corps peut-il vivre si longtemps ? Et cela ne défie-t-il pas les lois de la nature et de la logique ? Et si les cellules ne se dégradaient pas ? Et si un organisme avait la faculté de se régénérer indéfiniment, dans un cycle parfait, sans accroc ni faille ? Alors sans doute cet homme de 15000 ans pourrait-il peut-être exister ... après tout certains organismes unicellulaires vivants vivent depuis bien plus longtemps ...

La question de la mémoire : peut-on se souvenir de ce qui remonte à des millénaires quand on perd dans nos vies d'un siècle le souvenir de tellement de petites choses, de détails ? Il y a ce qui nous marque qui reste le plus profondément ancré et le reste qui se dissipe avec le temps, qu'on ait 100, 1000 ou 10000 ans. Si les cellules ne se dégradent pas, sans doute la mémoire a-t-elle un support plus durable aussi ...

Toutes ces questions qui travaillent sans cesse l'humanité, qui chez les uns provoque le besoin de réponses toutes faites, chez d'autres l'envie d'éviter les questions, chez d'autres le besoin de trouver des réponses et chez les derniers l'envie de poser des questions. Que ce soit pour comprendre l'univers ou simplement l'attitude du voisin, nos vies quotidiennes sont remplies de questions et de pensées qui cherchent des réponses.

Avant-hier je discutais avec une amie qui se demandait si elle était folle de se poser autant de questions alors que les autres ne semblaient pas s'en poser. Je me souviens de m'être souvent posé la même question lorsque j'ai commencé ma fac de philo et que j'étais enfermé dans ma tête, dans ma chambre et dans ma solitude avec toutes ces interrogations.

Aujourd'hui j'ai moins de temps pour me poser toutes ces questions sur l'existence, sur les origines du monde et sur les racines des croyances, pourtant j'ai toujours un désir profond de savoir, de découverte, une curiosité insatiable de la vie et de l'univers. Passer ce temps à discuter m'a rendu l'envie de plonger au cœur des choses, retrouver une profondeur des pensées que la vie quotidienne rend trop superficielle. J'ai besoin de retrouver mes pérégrinations intellectuelles parce que c'est l'intellect qui nous socialise et c'est aussi lui qui nous éloigne de nos instincts. J'ai une formidable envie d'études et de recherches, d'écriture et de rhétorique. La politique contient sa richesse, l'écriture sociale aussi, mais le fond des choses, ce nœud qui relie l'observation à la compréhension, l'apprentissage à l'assimilation et réunit tous ceux là dans la réflexion et l'intelligence des choses, ce nœud-là je l'ai un peu perdu de vue et j'ai envie de m'y attacher à nouveau.