Paris, 31 décembre 2011, petite ceinture, 23h30

La nuit est belle, chaude, trop chaude pour la saison, mais belle avec son ciel immense et sa lune qui se découpe dedans sur son lit de nuages gris-sel ...

Ça fait dix minutes qu'on marche sur la vieille voie ferrée envahie de verdure et jonchée de débris et déchets échoués là au cours des années. Il y a de tout ce que la société a plus voulu, tout ce qui fonctionnait plus trop bien et qu'on a balancé de la route ou des fenêtres sur les vieilles voies de la Petite Ceinture. Des laves-vaisselle sans tambour, des autoradios évidés, des palettes, des bouteilles, des sommiers rouillés, des poupées énuclées, et puis nous, les marginaux qui avons décidé que là-dehors c'était plus pour nous. Du coup on récupère et on reconstruit nos palaces avec. C'est pas Byzance mais c'est la vie, le joyeux chaos d'Ali Baba où on se sent chez soi. On vit dans le noir des tunnels mais la lumière elle est dedans, dans le coeur et sous les tôles. Ca fait un bail qu'il y a des gens sur la ceinture, mais maintenant, depuis qu'on a lancé l'underground, on est des dizaines là-dessous, et jusque dans les catacombes qui recoupent les tunnels. On s'est fait des mezzanines, des chambres avec des recoins partout, des portes dérobés et un tas de trucs qu'on imaginerait pas si on est habitué à vivre dans la géométrie pas variable de l'habitat-prison en béton plâtré. C'est la maison de poupées que t'as toujours voulu avoir quand t'étais petit mais qu'on a échangé avec celle de Barbie toute carrée et figée. J'aime ça moi, je suis un esthète du fouillis, un théoricien du bordel organisé !

Sinon moi c'est Lautrec dans l'underground. Lautrec parce que je suis pas bien grand et parce que ma grande folie c'est le pochoir version grand format et style retro. La nuit quand c'est le couvre-feu, je sors et je peinturlure, je mets de la couleur, du baume aux yeux de ceux qui prendront la file du boulanger le matin suivant, avant de s'enfourner dans leur turbin pas folichon.
Elle c'est Liza, ma Lizou, l'italienne aux grands yeux noisettes qui me turlupine le coeur avec ses rires en cascade et son visage rond en soleil. Elle a bourlingué pas mal et quand tu la lances en politique, elle s'enflamme comme un braséro, ça te réchauffe des pieds au cerveau. Elle est un tantinet radicale, faut dire que sa mère elle a fait les Brigades rouges. Mais quand le feu s'apaise, c'est la douceur incarnée, c'est ma muse des traverses, l'ascenseur qui me remonte à la surface quand je broie le noir des tunnels. Bref, je pourrais vous en parler des heures mais ça sera toujours très loin de ce qu'elle est.

Ce soir on se balade, on se nourrit un peu du ciel qui s'étire entre les parois de pierre moussues qui bordent la vieille voie ferrée. Faut dire que c'est magnifique : ces gros blocs qui s'empilent sagement depuis plus d'un siècle et qui sont veinés de plantes qu'on trouve plus ailleurs à Paname qu'ici. Au-dessus s'élancent les immeubles HLM, le monde de la surface, celui qu'on entend tamisé la journée mais qu'on ne voit plus. A Montsouris on sort d'un tunnel pour replonger dans un autre et au-dessus c'est la forêt, la verdure qui tend ses bras feuillus sur la voute céleste. Et depuis qu'il y a l'underground, il y a des feux dans les tunnels et des gens qui murmurent autour, on refait le monde chaque soir avec les rires et les larmes. Mais ce soir on a envie de solitude à deux, de sourires qui veulent dire mais disent pas.

On a quitté le dernier tunnel avant la Seine, celui avec ses colonnades monumentales où on se croirait dans un steampunk bien ambiance Blade Runner. Après c'est l'altitude, on surplombe les lumières de la ville à 6 mètres et c'est envahi de pelouse, ça fleure bon la nature là-haut. On est pas sur un toit du monde mais on se sent au moins sur la troisième marche du podium vers la liberté en tous cas. Ça circule en-dessous, sur les artères autorisées, celles qui sont pas sous couvre-feu, les voies rapides. On s'assied là entre les souches calcinées des panneaux publicitaires qu'ont fini en torche au dernier 14 juillet. Fallait voir ça, c'était l'incandescence d'un autre monde, c'était l'acte initiateur de l'underground, la première salve on va dire.

Mais ce soir on a pas envie de flambeaux, juste la nuit. On peut pas dire mais c'est beau les milliers de lumières là-bas, même si ça te pompe le sang de la planète et que c'est la vitrine du CAC 40 à dos d'immeuble. Bah, demain on s'en décrochera quelques-uns, on se les offrira Lizou et moi.

"- Lizou, ça te dit qu'un soir on se hisse là-haut et qu'on se débranche les lettres une à une ? Je t'offre le A comme ...
- Ambition ?
- Oui ça c'est bien d'éteindre l'ambition ! Les S ça serait quoi ? SS ?
- Non, c'est trop facile ! Sans saveur, sans sens, sous système ?
- Bah, un peu tout ça on va dire ...
- Si, oui ! Tou as raison Lautrec !"

Là elle m'a eu avec ses yeux, j'plonge direct dedans. Même pas le temps de prendre l'élan, elle m'a renversé dans la pelouse et me mange les lèvres. Les vêtements se sont fait la malle, sa peau frissonne, il fait bon pour un 31 décembre mais pas tant que ça. On se colle, on s'enlace, on se délace, on roule, on rit avec les cailloux qui nous piquent le dos. Soudain ça klaxonne derrière, puis de l'autre côté, on se relève ébouriffés;

" - Oh Lautrec, on peut pas faire l'amor à minuit, un 31 décembre, c'est trop conformiste ça !
- T'as raison !"

Je me relève et je cours, le corps et le coeur en feu, le long de la voie, je trébuche, je crie "Vivere libero" avant de m'étaler de tout mon long dans un bosquet; à peine remis de mon étourdissement, j'essaye de remonter la butte, Liza se jette sur moi.

"- No pasaran !"

On dévale la butte vers le rebord de pierre, repêchés par la barrière rouillée qui tangue dangeureusement. Après c'est juste la couleur, la vie qui s'écoule de moi à elle, la chaleur qui s'évapore en buée douce dans la nuit, et la liberté qui étend sa ouverture sur nos ébats. En bas ça klaxonne à n'en plus finir, c'est la rue qui célèbre notre union, qui salue l'exhibition. Même faire l'amour c'est militer parfois, quand ça rappelle aux gens que ya pas de circulaire encore pour empêcher d'être heureux. Faut juste en braver quelques autres pour se placer son bonheur dans l'embrasure.

"- Lizou, tu connais "Le Baiser" de Toulouse Lautrec ?
- No pourquoi ?
- C'est un homme et une femme au lit qui s'embrassent.
- Et alors ?
- Cette nuit j'ai envie de dessiner un truc comme ça et je mettrais "Il Bacio" en dessous. Je crois que j'vais faire ça sur le panneau que tu vois au milieu de la voie rapide là-bas. Comme ça c'est un peu comme s'ils faisaient l'amour au milieu du flot des voitures. Une façon de dire que la vie elle s'arrête pas sur leurs routes : c'est pas des barrières mais des aqueducs pour leurs flots de névrosés de l'heure et de la vitesse et qu'en-dessous et au-dessus ya de la vie qui continue à s'ébattre, même asphyxiée. Peut-être qu'ils ralentiront et souriront puis feront l'amour après, qu'est-ce t'en dis ?
- J'aime tes idées mon Lautrec, ça me plait, ça me plait beaucoup ! Viens on y va !"

On se rhabille, je sors les  feutres et les bombes, on se laisse descendre le long du mur, on zigzague entre les phares et là , au-milieu du vent des bolides, à la lumières de leurs torches de passage en furie, je crois que j'ai fait ma plus belle œuvre ! Elle est même restée trois mois. Ca valait le coup, ça valait vraiment le coup oui ...