Avant-propos : La semaine passée j'ai eu à composer sur "L'abolition de l'amour de soi selon Maître Eckhart" et comme j'avais conscience de manquer de références et de bases nécessaires à l'exercice, je me suis autorisé une petite fantaisie pour m'extraire de l'angoisse du blanc devant copie blanche; dans la première demi-heure de chaque épreuve j'ai l'habitude de me vider l'esprit avec un petit dessin et parfois un petit récit imaginaire. Or, comme je ne parvenais pas à rassembler assez d'idées pour traiter le sujet rigoureusement, je me suis laissé aller à tenter une métaphore de la vision d'Eckhart au travers de celle d'une communauté créée il y a longtemps de cela, les Senespantes. En précisant que je tente de traduire dans cette métaphore la vision de Maître Eckhart et non pas la mienne propre, ne serait-ce que parce que je suis agnostique et convaincu que l'erreur humaine est tout ce qui donne un relief fascinant à l'histoire de l'humanité et a permis la réalisation des plus grands comme des plus sordides ouvrages.

L'abolition de l'amour de soi chez les Senespantes

Les senespantes se sont réunis ce soir au bord de la falaise qui surplombe le vaste édifice troglodyte du Senespan; ils y ont remercié la grâce des Senes, imposantes créatures sous-marines dont la chair et le squelette pourvoient aux besoins vitaux de la communauté des senespantes.

Les senespantes ne vouent pas une adoration ritualisée aux Senes, ils ne sacralisent ni ne sanctifient les bienfaits que ces derniers leurs apportent, ils se contentent de communier les uns avec les autres et l'univers qui les entoure. Cette communion n'est pas une abstraction de soi ou du monde au profit des entités divines que seraient les Senes, c'est un don de soi qui se défait des motivations et de l'intérêt personnels.

C'est une communauté qui a su préserver et conserver une pureté d'être en ne s'encombrant pas de ce qui n'est pas immédiatement nécessaire à son existence.

Pour ces êtres l'individualité est un accident de la nature, une sorte de faux pas qui éloigne et égare l'homme d'une communion avec la nature; les senespantes ne ressentent aucune passion dans cet acte d'amour qui les unit à ce qui donne substance et profondeur à leur être. L'amour qu'ils témoignent est un acte d'humilité qui a conscience que l'essence du senespante est la poussière dont il est issu et à laquelle il retourne fatalement et s'il est animé d'une vie propre et singulière, ce n'est qu'en tant que partie de l'ensemble.

Il n'y a chez eux aucune forme de narcissisme qui puisse laisse supposer qu'ils reconnaissent dans les figures des Senes, ces imposantes créatures qui pourvoient à la profusion des océans, un miroir de leur propre déité, créatures issues de la grâce des dieux et interprètes exclusives de leurs motivations.

Les senespantes sont un peuple qui considère l'harmonie de l'univers qui les entoure comme une perfection, découlant de la bienveillante volonté des Senes, qu'il convient d'accueillir en soi tout en abolissant de son for intérieur tout ce qui aurait comme ambition d'y apporter un trouble; en s'incarnant dans les océans dans des corps de chair et d'os, les Senes ont en effet empreints ces derniers de telle sorte que chaque chose qui est issue de leur conception, participe à celle-ci et en garantisse la profusion et la pérénité. C'est suivant cette vision généreuse que les senespantes s'ouvrent à l'oeuvre des senes, le monde tel qu'il leur fut offert, et abolissent par là même toute forme de préférence d'une partie (y compris eux-mêmes et leurs semblables) au détriment du tout; ils deviennent les artefacts d'un amour universel.

Cet amour n'est rendu possible que parce qu'en chaque geste et parole est omniprésent ce don des Senes Cette harmonie passe par une communion de chaque instant des corps et esprits, comme un balet harmonieux qui dispose chaque acte de l'un dans la continuité de celui des autres, au travers d'une profonde béatitude.

La béatitude dont il s'agit ici n'est pas une forme de contemplation mystique qui lénifie le caractère ou abroge toute les vélléités personnelles mais se traduit plutôt par un très haut degré de conscience de la volonté universelle des Senes auquel accède l'intellect. Il s'agit d'une intuition intellectuelle, et non pas d'une spéculation spirituelle et mystique, qui offre à l'être la conscience d'être partie de la totalité (mais pas comme l'est le fragment d'une oeuvre artisanale ou la pièce d'un puzzle, mais pensé comme la continuité de l'ensemble qui constitue l'univers, indissociable et participant pleinement à la pleinitude de celui-ci). Cette intuition est suffisante à emplir l'âme de ces êtres complètement et substituer aux caprices possessifs de l'amour singulier, l'aboutissement serein et harmonieux d'un amour universel.

Les senespantes ne sont, par conséquent, pas les interprètes contestables et subjectifs d'une volonté divine inaccessible, mais les acteurs d'une conception équilibrée et cohérente de la totalité qui leur est révélée au travers d'une contemplation attentive de l'univers. Ainsi chaque geste et parole ne sont-il pas soumis à l'interprétation autoritaire de la volonté des Senes, c'est cette dernière qui s'incrée dans l'être et guide tout naturellement le geste et la parole vers une participation à la pleinitude. La transmission de cette intuition se fait par l'usage prédicateur du Verbe qui dévoile à l'ignorant l'étendue des bienfaits des Senes et l'invite, en faisant appel à son intellect, à se défaire de ses passions personnelles pour laisser s'incréer en lui la vision des Senes puis prendre part tout naturellement à celle-ci par la communion physique et intellectuelle avec la totalité. Ainsi chaque oeuvre et ouvrage du Senespan n'est que continuité de l'harmonie universelle.

L'abolition de soi selon Maître Eckhart est un détachement conscient de soi-même, de son ego, pour accéder à une dimension universelle où l'acte d'amour est un acte de conscience collective et non pas celui d'un seul egotisme narcissique ou possessif et exclusif; il s'agit d'une inclusion de soi dans l'ensemble, qui perment d'accéder à l'universalité et infinitude du sentiment d'amour ayant guidé dieu dans son oeuvre.