(Anarchy Online)

"Les humains sont contents lorsque chacun occupe sa place, lorsque chacun sait parfaitement ce qu'il représente dans l'agencement des choses et ce qu'il peut espérer accomplir. Détruisez cette place et vous détruirez l'être"

Frank Herbert - Les hérétiques de Dune

Le monde de Dune, un fantastique univers où toute la réflexion de l'auteur est recentrée sur la psychologie des masses, des organismes et des motivations collectives et individuelles en mouvement les uns relativement aux autres ... une richesse incroyable de sensations et de considérations tant sur l'humanité que sur son évolution.

Je suis fasciné de voir cette lucidité dans l'écrit, cette profonde vérité qui me frappe quand je lis ses récits de science-fiction. Je considère ces ouvrages comme une référence en ce qui concerne les arcanes du pouvoir; une formidable exploration des implications d'un pouvoir décuplé de la psychologie, de l'esprit, de la logique, de l'aptitude physique et morale à la discipline de soi, et une exploration intéressante de la cette persistante inconnue de l'infinitésimal temporel et spatial.

J'en ai beaucoup appris en ce qui concerne les mécanismes sociaux profonds, ceux qui animent une masse d'individus vers telle ou telle finalité et ce de manière influencée ou spontanée (si tant est que la spontanéité puisse véritablement exister à partir du moment où on est invariablement soumis à telle ou telle infuence culturelle, sociale, religieuse, etc. de l'environnement à compter de notre naissance). Je crois que Frank Herbert aurait été un politicien hors-norme, digne héritier du machiavélisme. Je crois que c'est ce qui fait défaut aux politiques actuels : cette vision pragmatique et calculatrice du monde qu'ils dirigent sur le long terme. A partir du moment où une classe dirigeante ne pense pas une action qui persisterait au-delà de son mandat et qui agisse au plus profond plutôt que de faire vague à la surface, il n'y aura pas de dynamique nouvelle de la société. Or je pense, de manière totalement arbitraire, que les classes dirigeantes actuelles n'ont pas cette vision de fond mais passent plus de temps à se débattre avec des questions de formes, à juguler des catastrophes plutôt qu'à planifier des alternatives.

Dans le monde de Dune on a des organismes de pouvoir qui pensent leur action sur des millénaires et savent marier ambitions individuelles et intérêt collectif. On des organes de pouvoir conscient de leur responsabilité dans la survie et l'évolution de l'humanité. Or je ne pense pas qu'aucun gouvernement actuel ne se projette sérieusement au-delà des 20 années à venir ou envisage d'imprimer un mouvement persistant et prolongé à la société contemporaine. Il faut avouer que le monde Dune est entièrement fondé sur des dictatures, des régimes autoritaires et à hiérarchie féodale.

Platon disait que la dérive d'une démocratie était une oligarchie, la détention du pouvoir décisionnaire, législatif et exécutif entre les mains d'une élite financière. Je pense que c'est exactement ce vers quoi on évolue actuellement. Et c'est là que je vois les corrélations avec le monde Dune dans lequel toute la civilisation est dépentante d'une denrée essentielle : l'Epice qui sert de monnaie, de ressource à la magie des puissants et de moteur pour les voyages spatiaux. Peu à peu j'ai le sentiment que la société actuelle se rend dépendante et s'organise totalement autour de l'argent, du capital, de l'investissement, etc. Fatalement, je pense, cette situation conduit à la détention du pouvoir par les mêmes qui détiennent les richesses (comme en son temps l'Eglise détenait un pouvoir de décision considérable lorsqu'elle détenait l'essentiel des terres et biens du territoire avant d'être dépossédée lorsque le pouvoir dissuasif du Salut de l'âme et du châtiment divin étaient devenus désuets comme aujourd'hui le pouvoir dissuasif des lois est peu à peu remis en cause dans sa légitimité). Or le problème aujourd'hui réside dans le fait que ceux qui détiennent les richesses ne pensent pas à la pérénité d'une société ni même à garantir son équilibre mais à optimiser le profit coûte que coûte afin de se tenir à niveau dans une course abstraite à la compétitivité (je n'ai qu'à prendre mon entreprise pour exemple : alors qu'elle a visiblement quelques difficultés financières elle fait la quête auprès de ses employés pour capitaliser et s'offrir ainsi des chances de tirer son épingle du jeu grâce au plus-values gagnées à la spéculation).

Ce que j'admire dans le cycle de Dune c'est cet esprit de sacrifice de l'individu non pas seulement pour une idéologie mais plus globalement pour la survie de son groupe culturel. Je crois que c'est seulement cet investissemment corps et âme au nom d'une idée et non pas dans un intérêt purement personnel ou communautaire sur le court terme (familial, communal, régional, sectaire, cellulaire, etc. ) qui peut amener à la naissance d'un mouvement nouveau et généralisé (qui se répandra de façon endémique selon le même schéma que les phénomènes de mode). Au-delà des oppositions internes il y a une cohésion, une concertation de chaque organe de pouvoir étatique, idéologique ou économique. Or j'ai l'impression que les démocraties actuelles sont une carricature de concertation, que les oppositions sont de principe plus que de fond, que l'on s'oppose parce qu'on n'est pas du même côté de la ligne de démarcation, que chacun se retranche sous son étiquette d'appartenance, dans un aveuglement relativement grand : c'est la guerre des boutons.

"Quel que soit le degré d'exotisme atteint par la civilisation, quels que soient les développements de l'existence et de la société ou la complexité des rapports homme/machine, il existe des interludes de pouvoir solitaire, durant lesquels l'évolution de l'humanité, son avenir, dépendent des actions relativement simples de certains individus"

Voilà une citation extraite du Messie de Dune qui rejoint tout à fait ma vision des choses et me renforce dans l'idée que ce n'est que cette impulsion singulière qui imprime à la société une nouvelle dynamique, comme le marteau imprime une nouvelle forme au fer chauffé à blanc. Il y a ce moment où la société connaît une "phase à vide" ( ce qui est ici désigné comme un interlude de pouvoir solitaire) et s'essouffle à puiser sa nourriture dans une vision unique stagnante; à ce moment là je crois que seules quelques personnalités fortes et animées par une imagination riche (produisant des idées radicalement nouvelles) sont susceptibles de redonner un nouvel élan fédérateur et constructif à une société sur le déclin.

Je cite un autre extrait des Hérétiques de Dune qui m'a frappé par son adéquation avec mon sentiment personnel.

"La bureaucratie est la mort de l'initiative. Il n'est rien que les bureaucrates haïssent plus que l'innovation, en particulier celle qui produit de meilleurs résultats que les vieilles routines traditionnelles. Les améliorations font toujours paraître ineptes ceux qui se trouvent au sommet de la pyramide. Et qui prend plaisir à avoir l'air inepte ?"

Je crois que tout est dit dans ces quelques lignes : notre système actuel est entièrement appuyé sur la bureaucratie. Comment ne pas en déduire un nécessaire déclin d'une société qui prône le progrès mais dont la bureaucratie le bride et le censure (et je ne parle pas du progrès qu'on nous assaisonne à toutes les sauces et qui n'est jamais qu'une façon d'accentuer le confort au détriment des indépendances individuelles je crois) ?

Au final on en revient à cette constatation que seul un individu dont le pouvoir ne dépend pas d'une bureaucratie est susceptible de représenter et d'insuffler un progrès à la société actuelle. Or aujourd'hui qui est susceptible de posséder ce pouvoir ? Je ne vois qu'un visionnaire qui se positionnera dans une optique révolutionnaire et saura appuyer tout son pouvoir sur une idéologie (qu'elle soit réligieuse, politique, culturelle ou un mixe du tout) qui puisse canaliser les frustrations dans un vaste élan de rebellion toutes classes sociales confondues, ou bien un magnat de la finance (en tant qu'il posède à la fois le pouvoir de l'argent et celui de la position influente au sein de l'entreprise qu'il dirige) qui aura su préserver une relative indépendance vis à vis des richesses qu'il brasse et aura su s'affranchir du pouvoir exercé par la base salariale et syndicale et, d'autre part, des pressions d'un actionnariat avide et cupide. Mais je doute que le second homme puisse exister facilement quand on voit combien ardus et compromettants sont les chemins de la finance et du pouvoir; aujourd'hui il faudrait posséder un carnet d'adresses en béton armé, et consolidé patiemment, pour en arriver là je pense (le chemin le plus facile est encore de rentrer dans les faveurs du gouvernement en place avant d'être parachuté à la tête d'une entreprise pour bons et loyaux services). Je préfère croire en l'apparition d'un visionnaire, prophète des masses humaines. Je pense que ce genre de personnalités ne s'expriment que dans le contexte d'une opression forte qui les pousse à défendre leurs valeurs et principes au grand jour; la fameuse dualité des opposés : c'est face à la plus grande opression que surgit la plus grande aspiration à la liberté et c'est face à la globalisation, la vision et pensée unique que s'affirme la singularité et l'individualité la plus forte. Aujourd'hui la contrainte et pression sociale ne sont pas encore assez fortes pour provoquer cette naissance spontannée d'une opposition nouvelle, forte et porteuse d'idéal; Frank Herbert aurait sûrement préconnisé l'accentuation de la pression pour favoriser l'explosion, formidablement cynique mais tellement empreint de bon sens au fond : quand on ne dispose pas de forces alliées suffisament motivées, on nourrit l'opposition jusqu'à la rendre insupportable et provoquer un ralliement spontanné sous le pavillon de la liberté. Je ne distingue que ces deux types d'individus parce que je ne vois personne d'autre qui puisse exercer un assez grand pouvoir de fascination que le marginal qui absorbe et canalise le sentiment de rejet collectif pour conduire à une construction nouvelle ou bien l'individu représentatif de l'idéologie capitaliste de la réussite qu'on suivra aveuglément pour peu qu'il sache s'ériger en modèle respecté par ses opposants et aimé de ses alliés.

Et pour finir cette réflexion en la laissant ouverte à l'interprétation de ceux qui y auront trouvé un intérêt suffisant pour la lire jusqu'au bout, une dernière citation si pleine de lucidité :

"Les gens veulent toujours quelque chose de plus qu'une joie immédiate ou que ce sentiment plus profond qu'on appelle le bonheur. C'est là un des secrets qui nous aident à façonner l'accomplissement de nos visées. Ce "petit quelque chose" exerce un pouvoir décuplé sur ceux qui savent lui attribuer un nom ou (comme c'est le plus souvent le cas ) ne soupçonnent même pas son existence. La plupart des gens ne réagissent qu'inconsciemment à de telles forces cachées. De sorte que nous n'avons plus qu'à concevoir ce "petit quelque chose" bien étudié et à lui donner une forme et une définition acceptables pour qu'on nous suive comme un seul homme."

Le pouvoir de savoir extraire du néant ce "petit quelque chose" et lui donner un nom au regard de chacun est, je crois, le plus grand pouvoir qui soit et le plus précieux à la pérénité des civilisations humaines ...