On air : Beirut - Ibrahim Maalouf


Narcisse, allons marcher un peu, veux-tu ? J'ai tant et si peu à raconter mais j'ai trop de silences à partager.

Je ne sais pas si je comprends trop ou trop peu ce qui m'arrive. Je suis là, debout entre-deux, j'oscille d'avant en arrière, tantôt étourdi par déjà trop d'années passées, tantôt assailli par tout ce qui m'attend. J'essaie de ne pas bouger, de rester figé là, comme si en étirant à l'extrême ce moment de vacuité et d'isolement, je pouvais me soustraire à ce qui me rattrape ou à ce qui m'attend.

J'aurais envie de lâcher prise, mais le temps ne s'y prête plus : j'ai fait trop de promesses, pris trop d'engagements, quand ce n'est pas les aléas de la vie qui m'ont engagé malgré moi. Je n'ai jamais voulu suivre une ligne, et maintenant que je me suis ouvert la possibilité de multiples horizons, j'hésite, comme si je troquais des inconnues contre des certitudes. J'ai toujours plus craint les certitudes que les inconnues : le vide, la solitude sont des bonnes connaissances; la société, les constructions et les déterminations me sont devenues familières, mais au fond de moi l'enfant sauvage dompté par la civilisation s'effarouche, cherche une voie de fuite, un bois et une caverne où se terrer jusqu'à la fin des âges.

Mais je sais que je ne pourrais jamais sacrifier ma conscience, qu'elle me (re)dresse, me civilise, me pousse de l'avant, me cajole avec mes principes. Elle a fait de moi un animal social et politique. Parfois je me regarde, comme si le moi d'il y a dix ans peinait à reconnaître celui qui s'anime, s'agite, tempête s'insurge à présent. A certains moments je suis comme un chef d'orchestre qui semble maîtriser tout son univers, comme si tout n'était qu'une question de partitions à harmoniser. Et à d'autres je me recroqueville comme un animal blessé, éreinté par l'effort déployé précédemment. Je vois défiler devant moi les sacrifices consentis et à consentir, j'entends les voix qui me disent de lâcher prise, de me laisser aller dans le flot humain qui s'écoule inlassablement. Je crois que ce qui m'abîme le plus c'est de ne pas retrouver quelque part au fond de moi ma candeur, de l'avoir effeuillée pour toujours, au gré des épreuves et des sacrifices que l'existence exige.

Et ce n'est pas fini, plus le temps passe, plus chaque choix me semble définitif et déterminant. Jusqu'à présent je me suis toujours conforté avec l'idée que ce que je gâchais ou échouais n'était que remis au lendemain, que j'y reviendrais. Mais la disparition, la mort, est un enseignement de l'irrémédiable, on ne peut plus catégorique. Un jour qui passe ne revient pas ...

Je crois que ce qui me tétanise depuis plusieurs jours c'est le nombre des choix que l'avenir va m'imposer dans les semaines et mois à venir. Une longue addition où chaque résultat détermine le suivant, en une chaîne lourde de causalités. L'impression de devoir sauter d'un bord de gouffre à l'autre en prenant de l'élan, sans retour possible. Ce n'est pas tant le courage qui me manque, que la crainte de m'éloigner encore bien davantage de mon enfance et de mon adolescence rêveuse. Je n'arrive pas à me souvenir du moment où j'aurais voulu devenir un homme du monde; je crois qu'il n'y en a pas, je n'ai jamais voulu que bien faire sans trop de prétentions, juste un mélange entre perfectionnisme, sentiments et idéalisme. De fil en aiguille ça m'a conduit sur le devant de la scène alors que je me suis longtemps vu dans l'ombre des choses, en coulisses.

Je ne sais pas trop le sens de le dire, sans doute pour fixer un point dans ma progression où je puisse me rasseoir à mes côtés et m'écouter, me souvenir de qui j'étais à ce point-là. A défaut de pouvoir restaurer des sauvegardes de son existence, l'écriture permet parfois de se recroiser, de se retrouver le temps d'une lecture.

Alors, à toi qui est moi et qui repassera par là, j'ai confié aux bons soins de narcisse tous mes doutes présents, j'espère que tu les comprendras, que tu les retrouveras avec tendresse et non de l'amertume.

Je dois partir, ça m'a fait du bien de monologuer un peu, à présent je dois m'atteler à un millier de choses.

A bientôt ...