Il y a des métiers qui portent sur eux un imaginaire populaire aussi pesant qu'une montagne.

Lorsqu'il y a trois ans on m'a appelé pour me dire que je serais affecté comme comptable à l'intendance d'un collège, passée la surprise, j'ai essayé de m'imaginer ce que quelqu'un ne connaissant rien à la compta pouvait bien faire à un poste de comptable sans formation.

Le premier matin je me suis assis à mon bureau, en face de ma collègue, et j'ai allumé l'ordinateur, compulsé des montagnes de papiers griffonnés de chiffres ésotériques et attendu qu'on m'explique. Mais dans la fonction publique on explique pas, pas plus qu'on ne sait à l'issue d'un concours si on va gérer du personnel, des stocks de savon, les appels d'un boss acariâtre ou des fiches de paie.

Alors j'ai appris sur le tas, à comprendre ce que signifiait un débit et un crédit en langage comptable, en quoi ça se différenciait des deux colonnes d'une fiche de paie et en quoi ça pouvait se décliner en centaines de comptes sur des milliers de lignes d'écriture chiffrées. J'ai appris en me trompant des dizaines de fois, en perdant des données, en remboursant trop ou pas assez, en vidant virtuellement les caisses de l'établissement par erreur.

Au début je disais aux gens que j'étais gestionnaire, fonctionnaire, secrétaire, mais jamais comptable, parce que le comptable c'est l'homme aux petites lunettes, tassé sur lui-même, qui travaille entre des trieurs, des boites de rangement au fond d'un bureau jaune et submergé de paperasses chiffrées et qui manque singulièrement d'humour. Le terme comptable contient à lui-même tout le sérieux du monde, il évoque les huissiers, les factures, les dettes, et vient tout juste derrière le collecteur d'impôts dans la liste des tristes figures professionnelles.

Aujourd'hui je tiens la comptabilité de quatre établissements scolaires, je sais comment est construit un compte financier, gérer des commandes, écrire simultanément dans trois cahiers et deux logiciels comptables, retrouver 50 centimes d'écart dans un millier d'écritures. A cela sont venus s'ajouter la gestion des personnels techniques, la maintenance informatique des postes de l'établissement, l'absorption des mille et un potins et doléances.

Comptable pour moi c'est devenu quelque chose de beaucoup plus riche, c'est devenu une des multiples façons d'apporter une touche personnelle à un système qui dénigre cruellement ses fonctionnaires et réduit d'année en année leur marge de serviabilité et de possibilité d'assurer un véritable service public.

Comptable d'un établissement scolaire c'est décider si on va privilégier les ateliers artistiques ou le développement du parc informatique, c'est disposer du pouvoir de d'aider directement une famille à faire manger ses enfants, c'est prendre le temps qu'il faut pour rassurer un professeur que ses soucis amènent vers le bureau dont la porte est toujours ouverte, c'est aussi apporter de la constance à tout un ensemble de gens qui sont dans une fébrilité continuelle. Les chiffres ont une connotation sérieuse mais constituent également dans l'imaginaire un fondement solide, une base sur laquelle s'appuyer; l'intendance est l'endroit où aucun élève n'est insolent, ou personne n'hausse le ton, parce que l'argent a un pouvoir surnaturel d'imposer le respect.

Dans six mois je serais sans doute amené à changer de métier à nouveau, mais j'emporte avec moi le sentiment d'avoir appris des choses essentielles, d'avoir compris que chaque métier prend le visage qu'on lui donne, qu'un ingénieur ne supplante en rien un comptable, que la compétence de l'un et l'autre sont aussi complémentaires et essentielles.

Aujourd'hui je dis très volontairement que je suis comptable et je souris intérieurement des a priori que je sens flotter derrière cette affirmation, parce qu'au fond de moi je sais ce que je suis, ce que j'ai appris et comme ce savoir est précieux et me sert et me servira en de nombreuses occasions en-dehors de ma profession.

Tout ça pour dire que nul ne devrait avoir honte de sa profession et que chacun devrait se demander ce qu'il peut en retirer pour sa vie personnelle ou pour son entourage.