"Je suis un peu borderline en ce moment " elle m'a dit; ça m'a fait rire, pas elle, non elle le disait avec ce visage si sérieux qui se tient au bord d'une vérité et ne veut pas la lâcher avant d'en avoir saisi toute l'ampleur.

Sur le moment je l'ai prise dans les bras, et j'ai rien dit, elle non plus; on a juste regardé l'horizon, le seul endroit où on arrivait à se retrouver à ce moment-là. Après j'ai commencé à penser, à me rappeler qu'elle l'avait dit et à me demander ce qu'elle voulait dire. Mais ça c'était après, dans l'aéro, après l'avoir déposée à un coin de route de son hameau.

Le temps que je me dise que j'aurais pas dû la laisser, de faire demi-tour, elle était déjà plus là. Elle avait passé les grilles de la nationale, traversé le terrain vague et poussé sa planche dans l'eau du fleuve pour rejoindre l'ILO.

Je suis un peu borderline ... la phrase tournoyait dans mon cerveau, comme un vilain refrain qui s'attache. Je glissais sur la nuit, avec juste les deux cônes des phares comme paysage; De la végétation éparse, brousailleuse, piquante et retorse sur du sable sec. On appelle ça la lande Kyotenhague, toutes les zones déssechées en une dizaine d'année à peine, à cause des mensonges de Kyoto et Copenhague. De nuit c'est moins angoissant, on voit pas le désert à perte de vue, juste le frais et le sombre qui s'effilochent devant l'aéro.

J'ai foncé la nuit entière pour faire l'aller-retour dans les 24h. Je voulais lui ramener un petit saule pour sa serre, en souvenir de ceux qui se penchaient au long du rivage, dans le village de ses parents. Quand le grand incendie de la côte les avaient emporté, elle avait pleuré trois jours rien que pour eux, les saules pleureurs. Alors je me suis dit que ça lui ferait plaisir. J'ai déterré l'arbrisseau dans un parc naturel, ça me vaudrait quelques mois à l'ombre si on m'avait pris sur le fait, les gardes forestiers ne plaisantent pas, ils ont même des fusils paralysants maintenant.

Je suis revenu à notre point de rendez-vous habituel, sur la falaise, au bord du nouveau désert, quand le soleil commençait à décliner, rouge, or, flamboyant sur la croûte tanée de l'horizon. Elle était pas là, j'ai attendu, un bon moment, le saule calé entre les genoux et le coeur en étau. Après un moment j'ai regardé vers le bas et j'ai vu son poncho mauve, celui que des indigènes lui ont offert dans l'altiplano quand elle était en mission humanitaire là-bas. Plus haut, entre le rebord et le poncho mon coeur s'est accroché à une corniche où gisait un corps.

A cet instant j'ai manqué de vaciller dans l'abîme, écrasé par la terreur, la douleur vive de celui qui craint mais n'appréhende pas encore. J'ai dévalé les roches comme un fou, l'âme en feu, aussi vite que les éboulis, à cheval sur leur dos je crois même. Quand j'ai atteri, je n'étais plus qu'un projectile en flux tendu entre la falaise et le néant.

Des buissons fleuris. Elle s'était échouée dans des buissons fleuris, devenus trop rares sur les falaises. Je l'ai retournée délicatement, lui ai pris une mèche de ses cheveux dorés pour nettoyer le sang séché sur son front, à l'endroit où une épine s'était enfichée. Je l'ai serrée contre moi pour sentir sa poitrine se soulever et se relâcher au rythme de sa respiration. Elle vivait. Je l'ai remonté doucement, très doucement, pierre par pierre, jusqu'à l'aéro et j'ai mis le contact.

On a glissé jusqu'aux forêts vertes d'Anchorage, sans s'arrêter presque. Quand elle a ouvert les yeux, le soleil blanchissait la vitre, j'avais mis le saule sur la boîte à gants, pour l'intercaller entre le désert et elle. Elle a d'abord saisi une branche du saule puis tout est revenu, elle a fondu en fontaine, abreuvant le saule tout son saoûl. Je ne me suis pas arrêté, je crois qu'on était pas encore prêt pour le face-à-face, le ronronnement du moteur faisait un bon médiateur à nos silences emplis de larmes. Les yeux rougis je lui ai pris la main, l'autre sur le volant, et on se les est serrées jusqu'à les incarcérer l'une en l'autre.

On était un peu borderline tous les deux en fait, en passant la ligne elle nous a tiré de l'autre côté, loin du désert, là où on aurait du aller depuis longtemps ...