Avant-propos : un petit texte pour Alkira, qu'elle sache que le plus infime détail, dissimulé dans la vaste densité des choses peut revêtir toute son importance et justifie que la curiosité reste sans cesse en éveil.

Il est dit qu'en Ysiât, la contrée des Gisants, lieu de retrait, d'exil et sépulture des plus nobles figures de l'Empire d'Ojay, un guerrier d'antan, légende parmi les légendes, se fit construire son tombeau et décida d'y vivre jusqu'à la fin de ses jours.

Cet homme, que nul n'égala jamais dans les armes et au duel, fier et droit, comptant autant de nobles alliés que d'innommables détracteurs, choisit un jour de quitter l'Empire et de vouer ses jours restants aux siens et à la méditation des choses simples.

Or chacun savait que ses hauts faits lui valurent jadis les grâces du Seigneur d'Oj, celui qui règne sur toutes choses du dessous et du dessus et les tient hors de portée de l'avidité des hommes de la terre. il lui fut donc offert le Joyau de la Cîme qui se nourrit des Racines. Grâce à cet artfeact, il pouvait connaître la direction des vents et connaître les humeurs de la terre, entendre les sources couler sous la terre et percevoir les chemins qui suivent les constellations.

Les hommes de feu et de sang le voulaient pour connaître le lieu des orages afin de surprendre l'ennemi, les hommes de vision le voulaient pour prédire les sombres présages et s'en enrichir, ceux des rivières désiraient connaître les crues voisines afin de vendre au mieux leur grain, ceux qui convoitaient les trésors lointains se voyaient découvrir les chemins pour les dérober; et tant d'autres vinrent, suppliants, menaçants, méprisants, marchandant, afin de s'emparer des savoirs du joyau. Mais toujours la force, la sagesse de l'exilé en vinrent à bout.

Puis vint le jour où la vieillesse survint, où les armes pesaient au bout du bras, où l'esprit perdait de son acuité et de sa prudence. Les loups ne devaient pas tarder à revenir armés et acérés afin de dérober de force ce qu'ils regardaient avec envie depuis si longtemps.

Notre héros fit alors bâtir au pied de l'édifice un étroit escalier (où seul un homme de front pouvait avancer) de plusieurs volées interrompues par de courts palliers. La première comptait vingt deux marches, la seconde vingt trois, la suivante vingt quatre et la dernière vingt cinq. Et les marches étaient ainsi faites qu'il fallait pour chacune une foulée pour la franchir, ni plus ni moins. Chaque sixième marche fut élevée d'un quart de hauteur par rapport aux autres. Et sur chaque pallier fut placé un homme en armes, placé à un pas de la marche pallière et avancé d'un pas par rapport à la volée suivante. Ainsi il fallait trois pas pour franchir un pallier et s'engager dans la nouvelle volée de marches. Au sommet on trouvait enfin le sanctuaire du joyau et son maître pour le veiller sans nul garde autour.

Les assassins furent nombreux, talentueux à s'essayer à l'assaut du sanctuaire mais un seul parvînt vivant au sommet. Celui-ci fut vaincu finalement par le maître des lieux en duel rapide. Avant d'expirer celui-ci questionna ainsi son adversaire :

- Comment se fait-il qu'affaibli par le poids des années, je n'ai su vous vaincre ?

- Car vous et moi avons tous deux laissé nos forces vives derrière nous, seulement je vous attendais et vous ne vous attendiez pas à être vaincu. Vous avez travaillé votre souffle, vous avez entraîné votre corps, avez parfait vos techniques, êtes devenu la lame qui glisse sur le fil jusqu'à choisir l'instant de rupture.

- Oui c'est ainsi qu'on m'a formé sans aucun jour de répit, forgé dans l'acier de la guerre, trempé dans la glace de la discipline ...

- Tout en vous est l'équilibre fatal à vieil homme tel que moi, que ses yeux et ses mains trahissent avec les années.Et l'équilibre triomphe toujours du déséquilibre. Pourtant les enseignements d'Ysiâta disent à chacun que ce qui fait la force d'un homme peut faire sa faiblesse lorsqu'il s'appuie aveuglément dessus. De même que l'homme faible gagne toujours en force à attirer son adversaire sur son terrain

- L'entraînement nous apprend à faire de chaque terrain le notre ...

- ... et ainsi chaque pas est l'incarnation de la perfection et se place dans la courbure du terrain comme la lame se repose dans son fourreau. Or la perfection est elle-même source d'erreurs car en vous tout est asymétrie et non symétrie, vos organes, vos membres et votre équilibre sont asymétriques. L'homme qui s'entraîne apprend à réduire cette asymétrie jusqu'à la compenser par un parfait équilibre de ses gestes. Ainsi vos foulées sont-elles égales, votre souffle régulier, vos gestes mesurés et arrêtés. C'est de la sorte que votus avez naturellement abordé l'escalier non pas par le premier pied qui s'y présentait, mais avec celui qui vous avantage de nature. Et comme vous teniez comme acquis, inconsciemment, le nombre traditionnellement impair des marches et leur égale hauteur, que vous étiez conscient du désavantage de votre position de combat dans l'escalier, vous avez choisi de prendre l'avantage au départ et de conserver une égale foulée tout du long. Pourtant vous avez ainsi rompu votre élan et êtes finalement arrivé sur la dernière marche avec le pied qui vous désavantage, face à un adversaire reposé et en position plus élevée. Le premier occis, vous avez franchi les trois foulées vers l'escalier puis vous êtes engagé avec le pied qui venait, à votre désavantage cette fois-ci. Le nombre impair de marches faisant, c'est ce même pied qui vous désavantage de nature qui vous a amené face à votre nouvel adversaire et de même pour le suivant encore. Arrivé ici vous aviez dépensé toutes vos énergies à tenter de retrouver votre équilibre si précieux. Or j'avais cet avantage sur vous de vous savoir aussi affaibli que moi à l'issue de votre ascension. L'homme instruit des faiblesses de son adversaire aussi bien que des siennes domine celui qui ne connaît que celle de son adversaire.

Et l'homme mourut, un étrange sourire au lèvre, le sourire de celui qui a trouvé son maître et dont la mort fut la plus sublime leçon ...