Lorsque l'Angsoc eut atteint son apogée grâce au zèle d'esprits aussi brillants, cruels et systématiques que celui qu'O'Brien, que ceux-ci, conscients de devoir obéir à leur propre système se firent vaporiser par leurs pairs, il ne subsista bientôt au Parti Intérieur que des esprits performants mais néanmoins brisés et nettoyés de leur identité par leurs prédecesseurs prudents; des machines cruelles et systématiques qui réduisirent à leur tour d'un cran le degré d'intelligence du Parti Intérieur et Extérieur en annihilant peu à peu les derniers résidus de mémoire historique (qu'ils s'efforcèrent également de faire disparaître chez les prolétaires par la réduction progressive du degré d'instruction et de divertissement accordés à ceux-ci). A ce stade le Parti connut son apogée avec à sa tête des machines humaines dénuées de sentiments et d'émotions, en son sein des classes moyennes des générations déjà fortement conditionnées et déshumanisées, incapables par conséquent de former des pensées criminelles cohérentes, et à ses pieds un prolétariat réduit à son acceptation la plus bestiale : la servitude compensée par la satisfaction des instincts bestiaux avec des manifestations de haine et violence collectives. Dans la conception des fondateurs du Parti, première génération d'idéalistes qui avait conçu ce système, il apparaissait que les choses, parvenues à ce stade, ne pouvaient plus évoluer et qu'elles demeureraient dans le statu quo recherché de façon perpétuelle. Seulement, figer ainsi le savoir, doter l'humanité toute entière de structures incapables d'évoluer davantage, faute du savoir et de la créativité singulière nécessaires pour les développer au-delà de leur niveau actuel, c'était mettre entre les mains d'ignorants le devenir d'une entité sociale dénaturée, ce qui n'est pas viable naturellement sur le long terme.

Et ce qui devait arriver arriva; l'humanité ordonnée et figée fut la victime du seul facteur physique et naturel qu'elle ne pouvait dominer : le chaos. Les catastrophes naturelles, imprévisibles, mirent en difficulté des cerveaux incapables d'y remédier de façon intuitive. L'intelligence régressa à chaque génération d'un cran, incapable d'appréhender, sans une éducation consciente et réactive, fondée sur l'expérience, les technologies héritées et les mécanismes sociaux à vaste échelle ainsi que les accidents biologiques et psychologiques ( que la Novlang avait réduit à une seule définition : CrimePensée ou NonViable).

En 2050 un incendie ravagea Londres et la réactivité insuffisante du Parti Intérieur associée à la disparition totale d'initiatives de la part des membres du Parti Extérieur aboutirent à une hécatombe qui décapita l'Océania de son organe décisionnel. L'Angsoc s'écroula comme château de cartes car nul ne fut capable de reconstituer l'appareil du Parti réduit en cendres. La famine fut intolérable, les populations esclaves ne reçurent soudainement plus d'ordres, la guerre n'eût plus de commandement et les avidités de jadis qui s'étaient éteintes avec le statu quo rejaillirent avec force lorsque Estonia et Eurasia tentèrent d'assimiler l'Océania anéantie. Les instincts de survie demeurés intacts chez les prolétaires par des décennies de servitude conduisirent ceux-ci à entretennir peu à peu de leur propre chez les structures et appareils de production laissés à l'abandon. Les membres du Parti durent se cacher, fuir, réapprendre les lois de la nature et les principes de la survie et les systèmes ébranlés par la convoitise de l'Eurasia et de l'Estonia mirent en branle une véritable dynamique de guerre où chacun ne se battait plus non plus pour garantir l'équilibre du système mais pour empêcher l'autre de prendr eun avantage décisif. La société fut dont réorganisée de telle façon que la guerre put bénéficier d'apports plus grands, les structures sociales furent révisées de la sorte qu'elles aient une autonomie suffisante pour réagir indépendamment et en temps réel à l'évolution de la situation de guerre. Et finalement l'humanité retrouva ses instincts précédents, forcée par les nécessités de survie.

En 2084, il ne reste rien des superpuissances de l'Estasia, l'Eurasia et l'Océania, il ne demeure plus qu'une société quasi-féodale fragmentée entre une multitude de fiefs avides et retranchés.Et si l'humanité a fortement régressée, on peut néanmoins voir renaître les germes de la culture avec la découverte de vestiges d'antan et la prise de conscience collective d'un passé bien plus prestigieux que le présent violent et dévasté par la libération brutale d'une bestialité confinée et canalisée durant trois quarts de siècles de vision et pensée unique. Certaines âmes ont par ailleurs repris conscience de l'inestimable valeur de la paix et du labeur volontaire dont on récolte directement les fruits.

Quelque part dans cet univers blessé, il y a sans nul doute deux êtres qui ont découvert la chaleur et la douceur d'une étreinte et les bienfaits d'une vie isolée des ambitions des puissants, au sein d'une nature prodigue et étonnament belle, livrée à elle-même ou cultivée avec humilité.

Cultivons notre jardin disait Candide, c'est ce que je souhaitais répondre à Georges Orwell, persuadé que dans le coeur des hommes, niché dans la fournaise de ses ambitions et de ses idéaux destructeurs, il y a aussi les germes du beau et de la simplicté, de l'amour et de l'altruisme, n'attendant que les aléas de l'histoire pour éclore à nouveau, contre toute attente.