Voilà quelques lunaisons que j'observe les Syphraïdes, ces êtres qui viennent à chaque fin des Cycles maritimes d'Unios, se percher par centaines au long des falaises qui surplombent les flots rageurs de l'Océan d'Unî. C'est un spectacle fascinant pour lequel les socianthropes sont nombreux à se disputer des thèses aussi farfelues les unes que les autres; pour ma part j'avoue ma pleine ignorance et mon total saisissement.

Les Syphraïdes ont des longs corps effilés sur lesquels viennent se greffer des bras innombrables, diaphanes et blancs, presque translucides à la lumière rosée du couchant et du levant. Leurs visages sans traits, leurs yeux évidés, miroitants et leurs gestes lents, comme à la dérive des vents, ils apparaissent là, surgissant de nulle part pour s'agglutiner face à la ligne d'horizon et disparaître quelques solaisons plus tard.

Etudier les Syphraïdes m'incite paradoxalement à m'interroger sur mon existence propre et sur celle de mes semblables : ces êtres, qui viennent de nulle part et semblent ne surgir que pour contempler les grandes marées sous un ciel immense, sont un véritable défi à nos vies turbulentes et insatisfaites. Fi de toutes les considérations philologiques, de tous ces questionnements métaphysiques, il ne reste que pure contemplation; et quel insondable bien être que de s'asseoir simplement auprès d'eux et laisser son regard dériver sur le dessin des écumes. Je ne parviens pas à comprendre mes condisciples qui s'évertuent à figer des existences dénuées de motivations apparentes dans des schémas, des raisons transcendantes, des mystères ésotériques, des structures socianthropiques et bien d'autres instruments de l'intellect insatiable et orgueilleux.

Il faut croire que la civilisation, à un certain degré d'avancement, est incapable de faire sa propre abstraction pour considérer la vertu des choses simples.

La pierre brute, l'air frais et salin, les pastels célestes forment un tableau apaisant auquel je m'abandonne avec un délice d'autant plus grand qu'il déleste mon esprit de ses trop nombreuses préoccupations triviales habituelles. Et plus les jours se passent ainsi, et moins j'ai prise sur le temps et l'espace civilisés qui continuent leur course effrénée quelque part là-bas, si loin à présent ...

J'accède à nouveau, après des années de quêtes infructueuses, à un sentiment approchant le bien-être; le bonheur est une construction artificielle qui produit une frustration d'autant plus grande qu'il semble inaccessible à ceux qui le poursuivent inlassablement de leurs chimères. Et voilà que le simple fait de laisser passer les jours ainsi assis réalise davantage que toutes ces années de patient et ambitieux travail d'intégration sociale.

J'appréhendais dans les premiers temps le moment où se dissiperaient les Syphraïdes et où il me faudrait produire un article pour mes commanditaires sur le phénomène mystérieux de leur apparition; je redoutais simplement de devoir retrouver une place qui ne me correspondait plus dans un univers qui m'apparaissait alors plus mystérieux en fin de compte que celui qui était devenu le mien au cours de ce long cycle contemplatif. La civilisation avait perdu toute la saveur que je m'efforçais de trouver auparavant à sa diversité : la multiplicité était devenu pour moi le signe d'une insupportable profusion, une excessive et oppulente vanité. Mais j'ai fini, au fil des jours, par comprendre que j'étais encore prisonnier de cette absurde angoisse de l'homme qui veille jalousement les quelques sanctuaires qu'il s'est ménagé dans la jungle hostile, persuadé que sa survie dépend de la préservation de ces refuges.

La propriété va de pair avec la possessivité et cette dernière est elle-même l'assise d'une jalousie maladive et d'un protectionnisme intolérant.

Aujourd'hui c'est donc cet article que je livre en conclusion de mon séjour, conscient qu'il n'interpellera certainement au mieux qu'une personne parmi tant d'autres, que cette personne sera sans doute seule à saisir que l'unique intérêt de ce texte est de transmettre une vision authentique de ce qui me semble être le secret d'une existence décomplexée. Pour ma part je tente de réapprendre l'existence en disposant ses repères sur une ligne d'horizon épurée, écumeuse et céleste ...

Les Syphraïdes sont les spectres de nos chimères qui viennent chercher l'absolution en se diluant dans les nuances douces des rivages d'Unî ...