- Jean-Nobod, réveillez-vous, réveillez-vous ! Votre mère vous attend avec impatience ! A peine adopté que vous nous causez déjà des soucis ...

Les brumes du sommeil se dissipaient mais la voix semblait encore appartenir à ses rêves et ce sentiment ne fut que renforcé par le premier regard que l'enfant porta autour de lui : il gisait dans un lit si grand qu'il peinait à croire qu'il en fut le seul occupant. Pourtant il était lové sur lui-même dans un drap doré qui s'échappait sur une dizaine de mètres de chaque côté en vagues soyeuses. Au-dessus de lui une longue dame dans une robe légère, bleu nuit tirant sur le noir aux extrêmités, penchait la tête en arrière, laissant ainsi une longue natte brune se libérer de l'étreinte d'un curieux chapeau, comme ceux des gondoliers vénitiens, y compris le petits ruban bleu enroulé autour; elle était suspendue à deux filins et intensifiait de petits globes de lumière jaune rougeoyante sous une voûte peinte d'une flore abondante et presque oppressante dans sa densité colorée. Aucune fenêtre et seuls des hauts paravents rejoignant la voûte tout autour du lit  (envahis paradoxalement de nuages quant à eux) constituaient le décors de l'endroit.

La femme reprit d'une voix plus imatiente encore

- Allez-vous vous lever ? Quelle triste créature vous a donc éduqué ? Ramassez votre habillage et vos chausses à l'extérieur et rejoignez aussitôt votre mère.

Il se rappelait à présent et son premier mouvement fut une angoisse qu'il choisit de mettre de côté tant qu'il serait dans le champs de vision de l'étrange marâtre suspendue. Il s'extirpa précipitamment hors des draps et tenta tant bien que mal de se tenir debout sur l'immense litterie. il ne portait alors que le caleçon de la veille. Aussitôt les paravents franchis, un nouveau choc l'attendait et il n'était pas le seul à guetter ainsi son arrivée. Une nuée de jeunes femmes en froufrous de toutes les couleurs se saisirent aussitôt de lui avec un concert de petits rires et tandis que l'une martirisait sa coiffure, savamment transformée en broussaille ces dernières années, à grands coups de peigne, une autre y engouffrait les ciseaux avec une virtuosité redoutable. Durant ce temps il était lavé, chaussé, habillé, lacé, maquillé, assailli de partout sans qu'il ne puisse rien voir d'autre qu'un manège de froufrous.

Enfui il se retrouva comme un coq en pâte, tout arrangé à la sauce locale, poussé au long d'un étroit couloir de voûte triangulaire et percés de fenêtres, en direction d'une porte tout aussi triangulaire, à deux battants. Il n'eut que le temps de jeter quelques coups d'oeil hâtifs par les fenêtres pour y voir passer au loin, dans une épaisse obscurité, des petites cabines enluminées lancées à toute vitesse vers le haut ou le bas.

C'est seulement à ce moment là qu'il ressentit l'angoisse refoulée revenir en grandes pompes : il retint difficilement ses larmes, plus par crainte qu'égard pour le fond de tein. Que se passait-il ? Où était sa mère, qu'il n'aimait pas tellement mais à laquelle il était au moins habitué ? Qu'allait-on lui faire ? Il avait faim, chaud et froid à la fois ...

La porte s'ouvrit avant même qu'il n'y parvienne et offrit à son regard une vaste et haute salle illuminée d'innombrables lustres de toutes formes, styles et tailles, emmêlés les uns dans les autres. Au centre s'entassaient des meubles que les arrangements successifs avaient transformés en véritable labyrinthe. Sur le tour de la salle courrait une mansarde où se tenaient toutes sortes de musiciens habillés pour beaucoup de queues de pies agrémentées d'un chapeau melon, du même brun que celui des nains de la veille. Dans le labyrinthe, hissés sur des amas de meubles ou rassemblés dans des recoins isolés, une foule de gens habillés très diversement, sans soucis apparent de cohérence, bruissaient dans l'attente de quelque chose, le regard tourné vers le plafond "lustré" de la salle. Le lieu tenait à la fois d'un palace baroque et d'une cour des miracles avec ses grandes colonades de marbre rose et ses alcôves semblables à celles d'un opéra.

On le fit traverser le dédale meublé et attendre au premier rang d'un grand cercle de personnes scrutant les lustres de manière solennelle. Enfin les lustres firent un mouvement pour s'écarter et une sorte de carosse suspendu et sans attelage fit sa descente au centre du cercle. Les musiciens firent alors entendre un concert de sons assourdissant mais néanmoins synchronisé et un homme en haut de forme et queue de pie lissée ouvrir la porte, livrant le passage à une silhouette engoncée dans une énorme robe beige et blanche, en corolles, en dentelles et d'où émergeait seulement le visage fin et doux d'une très jeune femme aux grands yeux gris. Aucun chapeau, une chevelure très patiemment tressée et coiffée, aux reflets dorés et cuivrés.

L'enfant avait oublié tout objet de son angoisse et se perdait dans ce spectacle grandiose et improbable. Il ne se rendit pas compte tout de suite que la nouvelle venue allait à lui, accompagnée de tous les regards de l'assemblée. Quand la jeune femme, qui pourrait être sa soeur, fut devant lui, elle se pencha vers son oreille pour couvrir la cacophonie ambiante.

- Jean-Nobod, j'espère que vous serez un bon fils car je m'ennuyais de vous ...