Il est rentré comme un courant d'air, en une fraction de secondes il était là, au milieu de mon atelier, irréel et intemporel. Il est difficile d'imaginer qu'un homme sache mêler avec élégance des styles et des époques très diverses dans ses habits et ses manières; pourtant il semblait venir de nulle part et partout à la fois, sans origine déterminée dans les traits de son visage, sans âge ni genre donnés. Tout en lui respirait l'élégance, le charisme, le flegme et le mystère surtout. De haute stature, incroyablement leste dans ses mouvements et alerte, il avait sans doute achevé de mémoriser l'ensemble de la pièce alors que j'en étais encore à la dévisager béatement. Je n'étais pas encore revenu de ma première impression qu'il a plongé un regard d'acier dans le mien, me transperçant jusqu'à l'os.

 - Vous êtes le réparateur du temps ?

Le souffle murmuré de sa voix associé à l'incongruité de la question achevèrent de me décontenancer

- Plaît ... plaît-il ?

Le regard appuyé, toujours vrillé au mien, semblait se teinter de contrariété et d'impatience tandis que de longues mains alertes fourageaient dans les plis et replis innombrables de ses vêtements épais.

- Vous êtes le réparateur du temps ?

Alors que je reprennais seulement mes esprits, pensant devoir me défaire d'un doux dingue, ses mains se posèrent à plat dans mes outillages, déroulant d'un même mouvement une série de parchemins qui n'avaient rien à envier aux pièces de collection dont se vantaient les membres de la Royal Society : je n'avais jamais vu rien d'aussi complexe que la mécanique qui emplissait chaque pouce des longs rouleaux de papier jauni sous mes yeux. A présent je dévorais du regard cette chose extraordinaire dont les éléments avaient tout de l'horlogerie mais dont je ne parvenais à concevoir la fonction ...

Je bafouillai tant bien que mal

- Je suis horloger si c'est ce que vous voulez dire ...

Il ne sembla pas noter ma réponse et ses yeux balayaient à présent mes outillages avec curiosité tandis que la rumeur sourde de sa voix revenait à l'assaut de ma stupéfaction.

 - Vous venez réparer notre temps alors

Dans d'autres circonstances j'aurais pu trouver de l'humour à la formulation mais je commençais à me sentir réellement mal à l'aise en face de ce personnage insolite. Pourtant j'étais intrigué ...

- Vous permettez que je regarde les croquis ?

Il replia promptement les documents avant que je n'aie eu le temps de les détailler et son regard revint se planter froidement dans le mien.

- D'abord vous devez venir et après vous pourrez voir ...

- Mais enfin Sir, il est tard et j'ai encore bien du labeur, sans vouloir vous offenser. Je ne vais affronter le smog à cette heure tardive sans savoir où vous voulez me menez, ni même à quoi. Soyez plus explicite et peut-être trouverons-nous un arrangement.

Tout impressionnant que fût le personnage, je sentais poindre en moins un agacement auquel la fatigue de fin de journée n'était pas étrangère. Ses traits lisses et tirés en longueur semblèrent soudain exprimer un profond dépit et c'est avec des gestes vifs et nerveux qu'il réenroula ses rouleaux tandis qu'il tournait le pas sans mot dire. Je me précipitai vers la porte de l'atelier avant que son pas rapide n'en franchisse le seuil et mon sentiment de culpabilité, devant ce qui me semblait être un manquement cruel d'hospitalité de ma part, me fit l'interpeller avec plus de douceur.

- Voyons, ne partez pas ainsi, je n'ai pas dit que je ne souhaitais vous aider. Prenez le temps de vous asseoir et de m'expliquer ce qui vous amène précisément.

Pour la première fois je vis l'ombre d'un sourire à ses lèvres fines et exsangues

- Vous nous donnez alors votre aide ?

- Je n'ai rien promis, j'aimerais d'abord consulter vos planches de croquis si vous m'y autorisez.

Il sembla gêné ...

- Plus loin, il y a trop de place non abritée ici

Vraiment insolite ...

- Vous voulez que je rajoute des bûches à l'âtre ?

Il scruta la fenêtre

- Les oreilles et les yeux ont trop de place pour entrer

- Vous craignez qu'on nous espionne ? Le patio attenant est bien isolé et sans fenêtres si vous préférez que nous nous y installions.

Je ne sais pas s'il avait entendu car il continuait à fixer la fenêtre avec une intensité anxieuse. Au bout de quelques instants de silence concentré il revint à moi.

- Les oreilles et les yeux sont trop grands

Décidémment, cela s'annonçait difficile ...

- Vous n'avez rien à craindre je vous assûre ...

Je n'eût pas le temps de finir ma phrase que son murmure monocorde m'interrompit

- Vous devez venir de l'autre côté très vite pour réparer le temps et vous pourrez tout regarder

- Admettons que je vous suive, l'heure est tardive et on doit m'attendre Clocks Circle Club pour le dinner. Par ailleurs je ne peux rien vous promettre sans savoir pour quel ouvrage vous recquérez mes modestes services.

Son visage retrouva cette expression contrite tandis qu'une de ses mains se perdaient dans la corolle dentellée d'une de ses manches pour en retirer une poignée de pierres finement taillées et polies que je ne parvenais pas à identifier.

- Vous en recevrez beaucoup d'autres pour votre aide

Je décidai de déclarer forfait, et puis je dois avouer que je commençais à être intrigué par tous ces mystères qui semblaient accompagner mon visiteur incongru.

- Attendez que j'enfile mon raincoat et que je prenne ma malette et je suis à vous. Cependant je ne serais pas contre un petit light meal en chemin, si vous n'y voyez pas d'inconvénient Sir, la journée m'a creusé l'appétit.

Il hocha la tête mais je ne fus pas certain qu'il avait bien compris ou entendu ce que je lui avais dit. Quelques instants de préparatifs plus tard, nous nous fondîmes dans l'épaisse brume constellée des lueurs pâles de lampadaires et des couleurs vives de celles des vitrines à l'approche du Christmas day. Un doux parfum de châtaignes grillées remontait de Piccadilly Circus tandis que le froid venait mordre mon visage engoncé dans le col relevé du pardessus. Il y avait je ne sais quoi qui rendait cette soirée irréelle, dans le sillage de mon étrange visiteur, un sentiment grisant ...