Sacre

(Avant-propos : pour ceux qui voudaient lire le chapitre précédent, voici les Chapitre 1 et Chapitre 2)

Jamais une vaste foule n'avait été si silencieuse et grave qu'en ce jour et Iovien sentait la louirdeur de l'atmosphère s'ajouter au poids de son armure d'apparat. Le ciel était rosé avec les lueurs de l'aube et un vent frais faisait claquer les oripeaux dans la vaste cour et sur les marches même de la demeure des Quielerv où se massait une foule dense et inquiète. Du choix de Nilesin dépendrait leur avenir à tous et chacun sentait cette incertitude lui nouer gorge et entrailles ...

Ils étaient deux cent cinquante Maîtres-Lerv, de tous âges, à s'aligner en fonction de l'ancienneté de leur charge en deux rangs immobiles au long de l'allée ménagée à partir de l'entrée du pavillon nâcré de Nilesin. Certains visages accusaient plusieurs nuits sans sommeil et une grande nervosité. Iovien, posté en fin de l'allée, auprès de l'immense portail donnant sur la cité, pouvait percevoir les chuchotements timides de la foule de dignitaires et citadins massés du seuil jusque dans les innombrables escaliers sinuant entre les tours d'habitation. La vue plongeante sur le peuple du Ielerv était d'autant plus intimidante que chacun de ces milliers de regards les détaillait en espérant déterminer ainsi un favori. S'il ne s'en était tenu qu'à son envie du moment, Iovien se serait réfugié dans le heaume qu'il serrait aussi dignement que possible contre son flanc.

Nilesin ne tarderait pas à franchir la grande tenture blanche qui cachait ses appartements, où ses fidèles servantes devaient l'apprêter pour la cérémonie. Quelques floraisons nichées dans les hauts murs entourant la cour s'ouvraient timidement avec les premiers rayons en exposant leurs corolles blanches et parfumées aux raffales de vent. Parfois un oiseau de proie laissait l'écho de ses cris rebondir contre les façades de pierre lisse et dévaller les pentes vers la cité ...

C'est une rumeur et un mouvement soudains de la foule qui arrachèrent Iovien à sa contemplation et lui firent tourner son regard vers le pavillon nâcré où deux servantes toutes vêtues de soie blanche tenaient écartés les pans de la tentures. Quelques instants plus tard des murmures admiratifs accueillirent l'arrivée de Nilesin, radieuse et gracieuse avec ses longs cheveux châtains libérés sur les plis d'une magnifique robe immaculée, tressée d'iris blancs. Son visage aux traits délicats se parait d'un léger sourire tandis que ses yeux verts dévisageaient avec curiosité les rangs des Maîtres-Lerv. Iovien ne put détacher son regard de cette charmante apparition tandis que cette dernière tournait sur elle-même en avançant au long de l'allée, les yeux pétillants, enchantée qu'on lui prête une telle attention ...

Une femme âgée, les cheveux noués en deux tresses au-dessus de son front suivait Nilesin à quelques pas en recul. L'épouse du défunt Quielerv et mère de Nilesin abhorait un visage impassible dans le col relevé d'une robe bleue d'un velours brillant. Chacun savait que la Quielervin Celisen avait fait à sa fille le récit détaillé de la vie et des faits de chacun des Maîtres-Lerv, chacun espérait donc que Nilesin avait pu bénéficier d'un conseil avisé de sa mère.

Iovien, troublé par la beauté légère de Nilesin se demanda ce qu'on avait bien pu lui dire de lui; sans doute pas grand chose : après tout il n'était qu'un jeune Maître-Lerv dont le seul mérite avait été de se distinguer dans son habileté à manier les armes et monter les Lerv. Il n'était à son propre regard que relativement insignifiant et avait toujours été le sage fils unique d'une famille aisée, renommée pour la qualité de ses forges situées aux frontières du territoire du Ielerv. Son charisme lui-même n'avait jamais ravagé les coeurs et la seule charge de Maître-Lerv semblait à Iovien la plus haute distinction dont il pouvait rêver.

Il ne réalisa donc pas que le regard pénétrant qui lui fit face s'arrêta sur lui et non sur son voisin. Tiré de ses réflexions par le trouble de ces deux yeux semblant croiser les siens, Iovien n'osa plus esquisser le moindre mouvement, de peur de faire obstacle entre ce regard et celui qui le suscitait. C'est seulement alors qu'il prit conscience que se trouvant au second rang, il ne se trouvait personne dans son dos. Les pupilles amusées, soulignées d'un sourire en coin se vrillaient donc bien aux siennes. La surprise lui fit flêchir le bras et c'est avec horreur qu'il entendit sur les dalles le bruit retentissant de son heaume briser le silence tandis que des milliers d'âmes devaient retenir leur souffle, le visage tourné vers lui. Son visage s'empourpra et son coeur s'emballa furieusement tandis que de fines mains se saisirent des siennes en l'attirant vers l'allée ...

La foule et les Maîtres-Lerv, stupéfaits, restaient figés dans la surprise, indécis quant à leur réaction face au choix de ce jeune inconnu comme nouveau Quielerv. Iovien, ayant lui même perdu toute contenance, étreignait nerveusement la frêle main qui le maintenait à présent au centre de l'allée tandis qu'un visage insouciant et souriant se tenait à trois pas du sien. Ce fut finalement la Quielervin qui rompit le silence en frappant dans ses mains; aussitôt les Maîtres-Lerv frappèrent leurs casques en cadence tandis que la foule, sans cris, fit retentir une salve d'applaudissements timides qui ne s'éteignit que lorsque Iovien fut enfin entraîné, empourpré et tentant de maîtriser ses tremblements, au-delà de la tenture des appartements de Nilesin, toujours aggripé à la main de celle-ci.

Quel que soit le sort du Ielerv à présent, son nom y serait associé, en bien comme en mal ...

"Un vent nouveau souffle sur le Ielerv, un Quielerv habite à nouveau en sa demeure, puisse-t-il emporter loin de nous les nuages et offrir de riches récoltes à nos terres ..."

Strophe d'un Lai populaire du Ielerv